une histoire personelle de l'ultragauche - sergequadruppani

Une histoire personnelle de l’ultragauche, entre théorie et récit

Une histoire personnelle de l’ultragauche. – À la croisée du récit et de l’essai, Serge Quadruppani nous invite à examiner les errements passés et les enjeux actuels de l’ultragauche.


Serge Quadruppani, Une histoire personnelle de l’ultragauche, Divergences, 2023, 200p, 16€


Une histoire personnelle de l’ultragauche. Il s’agira donc ici de tracer non pas tant l’Histoire de ce mouvement politique qu’une histoire. Une parmi d’autres, parallèle à la multitude qui existe. Une histoire qui se voudra donc personnelle, entrant en lien avec celui qui nous la conte, depuis une perspective qui lui est propre. Aussi fastidieuses que soient ces précautions d’usage, elles demeurent nécessaires. Elles nous renseignent sur ce qui nous semble être la meilleure manière d’appréhender cet ouvrage : avant tout comme un récit. Celui d’un militant et d’un écrivain se situant dans la lignée de Jean-Patrick Manchette, notamment.

À travers un récit parfaitement subjectif, je voudrais aussi faire sentir comment des positions théoriques peuvent se traduire par des choix existentiels – au risque que les premières apparaissent ensuite comme des justifications a posteriori des secondes, qui seraient en fait des bifurcations aux motivations bien plus obscures que ne voudraient le faire croire les trompettes de la radicalité.

Serge Quadruppani, Une histoire personnelle de l’ultragauche, p.13.

De la littérature d’idée

En filigrane de cette histoire personnelle de l’ultragauche, transparaît la question du statut de la littérature. Quels rapports peut entretenir la littérature avec la lutte politique ? De quelles manières et dans quelles conditions la littérature peut révéler son potentiel émancipateur ? Autant de questions qui nous touchent du côté de Litteralutte.

Théorie vs récit

Cet enjeu, à la fois littéraire et politique, est posé dès les premières pages de l’ouvrage. Par le choix assumé de l’auteur de ne pas nous livrer un « énoncé détaché de ses conditions de production »[p.11]. Affirmant ainsi sa position. Un choix est prolongé par le fait que Serge Quadrupanni intègre à cette histoire personnelle ses écrits journalistiques, citant tour à tour les essais ou les romans publiés ici ou là. Manière de souligner que l’écriture en tant que telle et sous toutes ses formes fait partie intégrante de cette histoire. La littérature (dans son sens le plus large) constituant une des voies vers l’émancipation et la fin de l’exploitation capitaliste. On peut seulement regretter que cet enjeu ne soit abordé de manière explicite qu’en fin d’ouvrage :

… j’avais lu ce que les anarchistes ont toujours produit de mieux sur le plan théorique : le récit, autobiographique ou pas, de leurs vies1. Jules Vallès, Alexandre Marius Jacob, Rirette Maîtrejean, Georges Darien, Alexandre Berkman, Louise Michel, Emma Goldmann, Errico Malatesta, Michel Bakounine et tant d’autres n’ont pas contribué au projet marxien d’ancrer dans une objectivité socio-économique l’avenir révolutionnaire, et n’ont pas pu saisir ce que cette tentative, tout en échouant largement, apportait en termes d’approfondissement des mécanismes d’exploitation et d’aliénation.

Serge Quaruppani, Une histoire personnelle de l’ultragauche, p.182.

Serge Quadruppani voit juste ici. À travers les figures qu’il cite, il ouvre à une (re)définition d’une littérature éminemment politique. Et plus particulièrement la place qui pourrait être accordée à cette dernière dans le cadre d’une lutte politique émancipatrice. Quelques rappels et autres contextualisations historiques sont nécessaires. C’est avec le XIXe siècle, en France, que s’est constitué le concept de littérature tel que nous l’entendons aujourd’hui. Regroupant la fameuse triade : poésie, théâtre, roman. Les essais, les écritures théoriques et scientifiques, à partir de ce même siècle, ont progressivement cessé d’être considérés comme littéraires. De ce point de vue, le XIXe siècle fait figure de charnière. On a commencé à y distinguer des écritures à portée esthétique qu’on appellera donc « littérature ». De l’autre, tout un ensemble d’écritures qui relèveraient du domaine de la pensée.

Répartition bien commode pour l’industrie culturelle, alors naissante. Expurgée de sa dimension politique, il est bien plus facile de faire de la littérature un simple divertissement. De la même manière, plus aisé pour la IIIe République de faire de la littérature un instrument politique au service du nationalisme. Ainsi, dans le contexte d’une lutte politique émancipatrice, le constat que dresse Quadruppani est tout à fait décisif. Sortir des catégories, des dissociations imposées par le capitalisme, en littérature notamment.

Accessibilité de l’ultragauche

Un enjeu d’autant plus important que, comme l’évoque l’auteur en citant Bruno Astarian : «  il est difficile pour les théoriciens de ne pas voir à quel point le langage qu’ils tiennent, qu’ils doivent tenir, est incompréhensible pour la plupart des prolétaires, même de bonne volonté. » Plus que d’incompréhension ou de difficulté, il nous semble plus intéressant de parler d’« accessibilité ». Ces théories – qu’il s’agisse de celles issues de la communisation ou de la critique de valeur-dissociation, pour ne citer que ces deux exemples —, aussi décisives soient-elles, ne sont tout simplement pas accessibles. Une littérature d’idée peut constituer à ce titre un moyen (parmi d’autres) de partager plus largement ces perceptions radicales du monde.

Une histoire personnelle de l’ultragauchenous nous semble justement s’inscrire dans cette démarche d’accessibilité. En effet, la manière dont l’écriture déliée de Quadruppani revient sur l’avènement et la constitution de l’ultragauche nous semble à la portée de tous et de toutes. Une première approche pour quiconque voudrait explorer certaines dérives de l’ultragauche, mais surtout ses enjeux actuels, et ce par le prisme d’un militant.

Une histoire personnelle de l’ultragauche

Par l’entremise d’un prologue et de deux parties, l’auteur développe une histoire, celle d’un témoin qui a traversé ces évènements et qui en fut quelques fois acteur. Parfois même au cœur de certaines des dérives de l’ultragauche. Il faut saluer la franchise et l’honnêteté intellectuelle avec lesquelles Serge Quadruppani revient sur ce qui a constitué (et constitue encore) des erreurs politiques et éthiques. Mais avant d’aborder ces sujets épineux et problématiques, commençons par une question ; c’est quoi l’ultragauche au juste ?

Ultragauche, un mouvement politique à part entière

Le terme est apparu sur la sphère médiatique et politicienne à partir du début de ce XXIe siècle. Pour autant celui-ci existe depuis l’après-68 « pour distinguer les courants marxiens en rupture avec le léninisme»[p.11]. Dans cette perspective, Roland Simon et le collectif Les chemins non tracés, dans Histoire critique de l’ultragauche, appréhendent comme l’ultragauche comme : « l’émergence [d’un] nouveau paradigme au travers d’un nouveau cycle de luttes et de l’accomplissement de la restructuration du capital amorcée dans les années 1970 »2. Ce qualificatif, loin d’appartenir aux langues éditocratiques et sécuritaires, renvoie à une évolution concrète de la lutte émancipatrice. Ainsi, il n’est nul besoin pour Serge Quadruppani d’user du tout aussi fameux que fumeux argument du « retournement de stigmate » [p.10] pour justifier de son usage du terme « ultragauche».

Roland Simon, collectif Les chemins non tracés, Histoire critique de l’ultragauche, Marseille, Senonevero, 2015 [2009]

Aussi personnelle soit-elle, il est impossible d’écrire une histoire sans l’ancrer dans le cours d’évènements historiques. Et c’est ce que fait avec brio Serge Quadruppani en revenant longuement sur mai 68 et ses suites. Ces derniers, trop souvent caricaturés (même au sein de mouvements se considérant comme émancipateurs, nous l’avons vu avec Atelier panique, d’Antoine Jobard), il en trace les réussites et les travers dans leur contexte. Palliant à la trop courante lecture a rebours des révoltes de mai 68, lecture tronquée de l’Histoire que nous avons vu à l’œuvre dans le dernier roman de Chloé Delaume. L’auteur dresse dès lors des ponts (salutaires) entre les expérimentations de cette époque et les luttes actuelles : lutte contre l’exploitation, sortie de l’emprise du capitalisme, l’anti-travail, l’auto-organisation.

Un certain nombre d’enjeux qui structurent encore aujourd’hui l’ultragauche, notamment celui recoupant la question du rôle du prolétariat, traité de manière tout à fait subtile dans le chapitre 9 de l’ouvrage : « Le fantôme du prolétariat ».

Faire face à aux errements

Comme nous le signalions plus haut, Serge Quadruppani évoque sans détour certains errements de l’ultragauche. Qu’il s’agisse de la question du consentement [pp.87-92] ou encore de l’antisémitisme [pp.135-156]. L’occasion pour lui de revenir longuement sur certains de ses écrits dont il se détache aujourd’hui. Sans verser dans une quelconque justification de ce que l’auteur considère aujourd’hui comme une « faute politique » [p.149], il s’explique :

Prendre le contrepied des discours dominants a toujours été le réflexe conditionné de la critique anticapitaliste radicale (…). Conditionnés par une opposition séculaire aux mensonges du stalinisme et des démocraties parlementaires, qui dominaient l’opinion publique, nous avions facilement tendance, face à ce qui était généralement admis, à le remettre en doute. Or ce qui est généralement admis n’est pas toujours faux : nous aurions dû garder en tête cette vérité première avant de nous attaquer aux représentations dominantes des camps de concentration, comme d’ailleurs à celles de la sexualité.

Serge Quadruppani, Une histoire personnelle de l’ultragauche, pp.147-148.

Voici des mots que certains devraient (re)lire avec attention. Que l’on pense aux discours récents autour du Covid conditionnés par ce désir irréfléchi du contrepied, ou encore des discours antisémites qui fleurissent encore au sein de certains représentants de l’ultragauche. C’est peut-être là la principale vertu de cette histoire personnelle, celle de donner à penser aux militant·e·s d’aujourd’hui, à éprouver par le biais d’une expérience, les possibles errements de l’ultragauche. D’éviter ainsi de les réitérer et qu’ainsi le chapitre des bifurcations reste ouvert à l’espérance.

  1. On notera ici la finesse du paradoxe, quand un écrivain fait le récit de sa vie, il s’agit forcément d’une autobiographie. Mais au travers de ce « ou pas » l’auteur intègre de manière astucieuse d’autres procédés tels que l’autofiction ou même le roman. ↩︎
  2. Roland Simon, collectif Les chemins non tracés, Histoire critique de l’ultragauche, Marseille, Senonevero, 2015 [2009], p.9. ↩︎

À propos de

Ahmed Slama est écrivain (Remembrances, 2017 ; Orance, 2018) et développe une activité de critique offensive, par des textes et des vidéos, qu'il diffuse principalement sur le site litteralutte.com. A publié, entre autres, Marche-Fontière aux éditions Les presses du réel, collection Al Dante, à commander pour soutenir l'auteur, sa chaîne et le site Littéralutte.


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