Pauvre folle. — Récit à la composition subtile, une autofiction aux allures d’« autopsy[chanalyse] » aux accents féministes à n’en pas douter. Mais de quel féminisme parle-t-on ici, au juste ?
Chloé Delaume, Pauvre folle, Le seuil, Coll. Fiction & cie, 2023, 240p, 19,50€
Certains feindront la surprise en apprenant que le dernier récit de Chloé Delaume est une autofiction. Depuis maintenant plus de 20 ans, et bien plus de livres, la prolifique autrice n’a cessé d’explorer son histoire personnelle. Pauvre folle ne fait donc pas exception, le récit constituant une « autopsy ». Autocatalyse menée sur la « tablette » de l’un des sièges du train reliant Paris à Heidelberg1. Voyage détaché de tout caractère pratique, simple aller-retour. Manière de suggérer que l’essentiel tient non pas à la destination, mais au voyage ; à savoir l’écriture et la composition du récit.
Néanmoins, cela ne nous dispense pas d’adopter un regard critique à l’égard de Pauvre folle. Comme nombre d’autofictions, le récit souffre d’une tendance au psychologisme. Le manque d’ancrage social et politique ne faisant qu’aggraver cet aspect. Cependant, contrairement à certains récits médiocres, Pauvre folle ne sombre pas dans la vacuité.
– – – – – – La maison d’édition
Création : Paris, 1935.
Statut : Éditeur faisant partie d’un groupe d’édition.
Détenu par : Média-participations depuis 2017.
Actionnaires : Axa, Michelin, Caisse des dépôts, CIC Finances, Siparex et Sofina [groupes d’investissement belges].
Un amour de puzzle
L’une des forces indéniables de Pauvre folle réside dans sa composition et son écriture, deux éléments faisant partie intégrante du récit et de son intrigue. Cette dernière, on l’aura compris, tourne essentiellement autour de la narratrice — et par extension l’autrice. Son histoire, son passé, mais surtout ses amours, la relation qu’elle tente d’entretenir avec un certain Guillaume. Comme nous le verrons, Chloé Delaume s’empare ainsi des codes standards de la romance en vue de les réinventer, tenter du mois.
Un puzzle de soi
Oui, Pauvre folle c’est de l’autofiction ! Il est pour autant nécessaire de souligner la subtilité avec laquelle Chloé la met en œuvre. Au fil du récit, elle ébauche un puzzle aussi scriptural que psychologique. Les 21 chapitres du récit sont autant de pièces d’un puzzle intérieur forgées à partir des souvenirs de la narratrice. Des souvenirs qui se matérialisent, littéralement, sous différentes formes : d’« à peine un centimètre de long, de large, d’épaisseur, de diamètre. Certains sont durs, ronds et compacts ; d’autres épais et gélatineux ; d’autres encore plats et métalliques…». Texture, matière, toucher, ça varie en fonction du souvenir. Formes métaphoriquement phénoménologiques du souvenir, elles constituent la matière première de l’écriture. Il s’agira donc, dans et par les mots, de les transformer en autant de pièces de puzzle à même de reconstituer son « moi » au travers de la succession d’expériences vécues.
Elle doit reconstituer un puzzle fait de fossiles et de désir confit en éternel retour, une sorte de mosaïque dessinant cette histoire, dont la nature, l’essence, lui échappe depuis ses débuts. Une histoire impossible dont l’éclat, semble-t-il, jamais ne se ternit, une expérience étrange qui mêle la poésie à l’amour absolu. À moins que les pièces assemblées ne lui révèlent les contours de l’emprise et du mensonge, peut-être même ceux de la perversion. Clotilde redoute ce qui va lui sauter aux yeux.
Chloé Delaume,Pauvre folle
Ainsi l’accent L’accent est avant tout mis sur l’écriture : sa visée. L’introspection scripturale a donc pour fin de forger un récit à partir des souvenirs de la narratrice. Reconstituer le puzzle de son moi. Dans cette perspective, l’écriture est appréhendée avant tout comme un art de l’expression. Pratique ou technique à même de permettre à l’individu de devenir le sujet de ses pensées, à même de saisir les mécanismes à l’œuvre. Les pièces-souvenir de ce puzzle personnel représentent les épisodes ayant marqué et forgé la narratrice, son histoire et son rapport au monde, en somme. Une manière d’être qu’il s’agit d’infléchir par le biais de cette « autopsy ».
Une romance en puzzle
Avec Pauvre folle, Clotilde joue avec et se joue des codes de la romance. Pour les réinventer, peut-être. En effet, au fil de cette introspection-puzzle, l’amour apparaîtra comme le motif principal du récit. L’occasion pour Delaume de rejouer à sa façon le triangle amoureux. D’inverser le stéréotype du bon mari entretenant des relations homosexuelles secrètes avec quelque amant. L’homme dont est éprise Clotilde s’affirmant comme homosexuel. À cela s’ajoute les questionnements de Delaume au sujet de l’amour à l’aulne de l’après #Metoo — auquel elle a consacré un ouvrage. En dépit de son caractère éminemment bourgeois, on ne peut nier que cet évènement a permis une mise en lumière de la violence masculine. Ainsi l’autrice de s’interroger sur la manière dont le féminisme, la prise en compte de la violence masculine systémique affecte en profondeur les relations amoureuses, hétérosexuelle notamment.
Aussi faire jouir un homme était peu à peu devenu pour Clotilde un acte insupportable, tant sa perception de ce monde relevait du gang bang permanent. Sensation que les trottoirs étaient gluants de sperme, que les murs se fissuraient sous la puissance de leurs râles, que les orgasmes des ogres régissaient toute la société. Elle se refusait à concrètement y participer. Elle suivait le mouvement de ses grandes sœurs, elle se levait et se cassait, elle trouvait ça sain et logique. Le seul problème, c’était pour aller où.
Chloé Delaume, Pauvre folle.
Loin d’être simplement de l’ordre de l’intime, l’évocation de ces questions revêt un caractère éminemment politique, pour l’autrice du moins. « Le privé est politique, l’intime l’est également ». Si l’on ne peut qu’acquiescer à cette affirmation, on sera tout de même tenté de questionner sa mise en œuvre. Le récit se restreignant au cadre bourgeois au sein duquel évolue la narratrice.
Soulignons cependant, Pauvre folle ne se vautre pas dans l’essentialisme. Soulignant que c’est avant tout ce qui constitue les hommes « socialement et culturellement » qu’elle exècre. Ne donnant pas également une image idyllique et utopique de toute relation qui ne serait pas hétérosexuelle. Ainsi, Pauvre folle, dans sa perspective féministe, ne cède aucunement au courant des différentialistes. Terme désignant « toutes les idéologies qui se fondent sur des différences réelles ou imaginaires pour justifier une différence dans les droits reconnus aux uns et aux autres »2. Le discours différentialiste se présentant comme la valorisation d’une différence (qu’elle quelle soit) et la volonté de la « préserver ».
Elle se définissait comme bisexuelle, mais les femmes lui faisaient de moins en moins d’effet, et elle n’en avait pas connu tant que ça. (…) elle avait été le trophée d’une séductrice à tête de faon, qui l’avait soudainement plantée juste à l’orée du bois pour une proie génitalement plus audacieuse, après l’avoir cornardée à clito rabattu. Jamais un homme, non, aucun homme, ne l’avait traitée de la sorte. Et pourtant, les connards, elle avait pratiqués.
Chloé Delaume, Pauvre folle.
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Bien que Chloé Delaume ne sombre en aucun cas dans l’essentialisme ou le différentialisme. On regrettera que les figures constituées par ce puzzle mémoriel soient essentiellement psychologique, confinant parfois au psychologisme.
Prisme psycholo/gisant
Commençons par le fait que les questions relatives au genre, au patriarcat ne sont pratiquement jamais appréhendées dans leur relation à l’organisation sociale actuelle ; le capitalisme, et ce même dans sa dimension édulcorée, à savoir le néo-libéralisme. Le capitalisme n’est mentionné que pour en faire un ennemi du passé3. Comme si la violence systémique et l’oppression que subissent les femmes n’avaient pas été consolidées par l’avènement du capitalisme. Détachée de ce cadre matérialiste, la lutte féministe qu’évoque l’autrice ne semble donc pas tenir compte des plus démunies. Conception paradoxale pour une autrice qui revient pourtant longuement sur la violence que constitue le travail, ayant elle-même souffert de ce monde organisé autour de la marchandise.4 Ainsi, une fois de plus, c’est bien une vision éminemment bourgeoise du féminisme qui est développée.
C’est peut-être est-là l’un des principaux écueils de l’autofiction, mais également de la manière dont Chloé Delaume tente de jouer avec les codes des romans d’amour. Deux genres qui versent, le plus souvent, dans un excès de psychologie. Voire un psychologisme qui en tient aucunement compte des enjeux sociaux et politiques. Se restreignant simplement à dépeindre les humeurs de leur personnage. Pauvre folle fourmille par ailleurs de références à la psychologie. Nombre de concepts issus de cette discipline ne se trouvant pas même questionnés. Pour ne citer que cet exemple, le DSM [Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux] fait figure de référence absolue. Nous avons exploré, avec Christophe Esnault la violence que peut constituer le DSM, à lire ici.
L’Excès de psychologie que nous pointons déborde par ailleurs du cadre personnel. Il touche toucher jusqu’à la lecture que fait la narratrice [l’autrice ?] de l’Histoire. Elle écrit : « Les enfants des premiers chocs pétroliers ne pouvaient pas tuer leurs papas, si permissifs, compréhensifs, ouverts, sympas. » Voici que l’on trouve sous la plume de Chloé Delaume une lecture œdipienne de l’Histoire. Reproduisant ici l’une des lectures les plus réactionnaires de mai 68.
Les hommes sont également appréhendés dans et par ce cadre psychologisant. Dans un chapitre, délicieusement satirique, Chloé Delaume entreprend, en 17 courts chapitres, une entomologie humoristique des différents positionnements d’hommes hétérosexuels à l’aulne de l’après #Metoo. Ainsi avons-nous affaire au, classique, « Ouin-ouin » ou le « réactionnaire en sandales » qui « voit du jansénisme dans l’œil des militantes, leur attribuant la cause de ses dysfonctionnements érectiles », le « Le morveux de la République » qui face aux réunions non mixtes « s’en va chercher le mot communautarisme, furieux que l’on résiste à son omnipotence. » Ou encore le « Le purple fucker » qui « s’arrange pour que l’on voie dépasser de son sac un titre de Mona Chollet ou King Kong Théorie (…) pour séduire au milieu des banderoles ».
Par-delà la démarche satirique de cette petite typologie, ce sont avant des traits psychologiques qui sont mis en œuvre. Si, avec la sociologue Raewyn Connell, nous avons vu qu’il est nécessaire et urgent d’appréhender la domination masculine dans sa pluralité, il est tout autant décisif de ne pas faire de ces différents types de masculinités des traits de caractères. Et c’est ce que tend à opérer la démarche essentiellement psychologisante de Chloé Delaume.
Un peu de social, malgré tout
Si nous avons évoqué nombre des travers de Pauvre folle ayant trait à une lecture psychologique du monde social. Il serait en revanche tout à fait faux et malhonnête de s’affirmer que la composante sociale et politique est totalement absente du récit. Chloé Delaume affirmant sa position contre un féminisme différentialiste, mais également sa prise de position vis-à-vis de la question de la prostitution, citant à cette occasion Grisélidis Réal. Sur ces deux points, l’autrice ne semble pas aveugle aux enjeux qui traversent la lutte féministe. Ainsi le puzzle qu’elle nous propose manque encore de quelques pièces pour délivrer une image complète de la situation.
1Voyage en train qui n’est pas sans nous rappeler La modification [1957, Minuit] de Michel Butor, il y est fait subtilement allusion au début et à la fin du récit. Évoquant ce voyage, la narratrice espère « Peut-être même [être] touchée par la grâce d’une modification. »
2Pierre Tévanian, La mécanique raciste, Paris, La découverte, 2017, p.13.
3« Elle [Clotilde Mélisse] est née en 1973, sa génération a échoué à modifier le réel et la façon de le lire. L’ennemi d’alors était le capitalisme. »
4La narratrice revient pourtant sur la souffrance que constitue le travail pour elle, sans pour autant relier cette condition qui fut la sienne à la question de l’organisation sociale capitaliste. Notons d’ailleurs à ce propos que l’autrice use de la fausse et extrêmement répandue étymologie tripalium [instrument de torture], comme si l’étymologie pouvait en quelques sortes révéler la vraie nature des mots. Pour l’étymologie du terme « travail », voir Franck Lebas, « Étymologie de « travail » », in Idées reçues sur le travail. Emploi, activité et organisation, . Paris, Le Cavalier Bleu, « Idées reçues », 2023, p. 22-23.
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