Marc Verlynde - l'épreuve de l'individu

Marc Verlynde, l’épreuve de l’individu

Avec L’épreuve de l’individu Marc Verlynde s’attèle à la critique de la notion d’individu en littérature. Appréhendant la littérature dans son contexte social, loin des stéréotypes les plus éculés du « génie créateur ».


Marc Verlynde, L’épreuve de l’individu, Abrüpt, 2024.


L’épreuve de l’individu n’est pas un essai en tant que tel, il s’agit plutôt d’une série de réflexions autour de la notion d’individu, essentiellement par le prisme de la littérature. L’auteur y intégrant ses lectures, car, il faut le préciser d’emblée, Marc Verlynde est de cette espèce, en voie d’extinction, des furieux lecteurs, de ces critiques chevronnés qui lisent et partagent, rendent possible, à l’instar des traducteurs, la circulation des textes. Pour s’en convaincre, il suffit de jeter un œil sur son site, La Vuidité. Ainsi écriture et lecture vont de pair, et c’est pourquoi L’épreuve de l’individu, comme ses précédents essais,est traversé par l’écho des voix qu’il a entendues, en l’occurrence, ici, celles de Kafka, Blanchot, Barthes, Michel Surya et tant d’autres.

Autant de voix sur lesquelles s’appuie Marc Verlynde pour livrer un texte à la fois érudit et intuitif en vue de déconstruire la centralité de la notion d’individu. Notion qui jouit dans les sphères médiatiques littéraires, notamment, d’une grande popularité encore aujourd’hui. Il n’y qu’à voir les insultes proférées à l’encontre des signataires de la tribune contre Sylvain Tesson, anonymes, cafards et autres joyeusetés, pour se rendre compte de la centralité de la question de l’« individu » dans les débats littéraires. C’est bien ce type de considérations que vise à déconstruire Marc Verlynde, individualisation et patrimonialisation de la littérature. Ajoutons à cela que L’épreuve de l’individu, par son dispositif, sa composition, mais également au travers de la structure éditoriale qui le publie, les éditions Abrüpt, dont nous avons déjà évoqué sur Litteralutte le caractère éminemment révolutionnaire, tranche avec les productions du paysage éditorial actuel.

La littérature se meurt de sa pratique rituelle de son pouvoir élégiaque, se condamne à un perpétuel chant du cygne, nous réduirait à en faire l’archéologie, à l’envisager comme un objet patrimonial, culturel.

Marc Verlynde, L’épreuve de l’individu, p.26.

« Une impasse, une issue ? Un essai »

L’épreuve de l’individu est un essai au sens littéral. En effet, tout au long des 11 chapitres, la pensée bifurque, opère parfois des digressions. Pensée portée par une langue diaphane, dans et par laquelle on ne distingue pas – ou si peu – la forme de son énonciateur. En effet, dans cette entreprise de démontage de la notion d’individu, Marc Verlynde agence une langue qui se veut « sans propriété ni propriétaire » [p.12]. Ainsi est-ce d’abord et avant toute chose par la langue que Marc Verlynde entreprend de s’attaquer à cette notion d’individu, démarche qu’il explicite dès le premier chapitre de l’essai.

Tant du point de l’écriture que de la méthode dont Marc Verlynde mène son enquête, la marque de Maurice Blanchot est palpable. L’épreuve de l’individu se situant dans la lignée d’une tradition littéraire quelque peu délaissée au cours de ces dernières décennies. Celle d’un essai où l’auteur ne se veut « spécialiste de rien » [p.36], se refusant de « penser en spécialiste » [p.43]. En effet, comme nous l’avons signalé plus haut, L’épreuve de l’individu n’est pas à appréhender comme un essai universitaire ou académique, mais bien plutôt comme une série de réflexions ayant pour fil rouge cette notion de l’individu par le prisme d’un certain nombre d’œuvres où « des individus racontent leur approche de l’impersonnel ». [p.17]

Annihiler l’individu (littéraire) par la langue et la pensée

L’épreuve de l’individu aborde certaines thématiques ayant trait à la littérature avec une formidable acuité. En effet, Marc Verlynde s’empare de problématiques tout à fait décisives. Comment la littérature, « le romanesque » en particulier, « met aussi, en forme, en creux l’individu ». [p.84] Réflexion que l’on pourrait étendre au cinéma, mais également à nombre de productions culturelles. L’auteur touchant là à une question cruciale  ; le caractère politique des œuvres (littéraires) ne se situe pas simplement et uniquement au niveau de ce que l’on appelle communément le message. Les formes, en elle-mêmes et par elles-mêmes, sont déterminantes quant à la portée politique des œuvres. Des formes qui in fine affectent nos manières d’être, de percevoir le monde. Ainsi est-ce bien la manière dont se trouve représenté l’individu dans la littérature, notamment dans nombre de romans aux codes standardisés, affecte notre rapport au monde.

La question de l’écriture1, Marc Verlynde ne la saisit pas ontologiquement, établissant un lien entre les époques et les manières d’écrire. [p.93] S’éloignant par là même du fameux mythe romantique de la singularité, prolongé par Marcel Proust. Car cette « singularité [de l’écriture], est loin de dépendre de nous ». [p.76] Elle est étroitement liée à un contexte politique et social — comme nous avons pu le voir avec Gilles Philippe. Ainsi la manière dont Marc Verlynde appréhende la question de l’écriture, du changement des formes va dans le sens d’une (re)mise en cause de la part agissante de l’individu. Loin des mythes du génie créateur, d’une conception de l’écriture comme épure détachée de ses conditions matérielles de production.

En opérant de la sorte, en liant l’écriture au contexte social et politique, Marc Verlynde questionne les procédés scripturaux à l’œuvre en littérature actuellement. Évoquant l’érotisme dont le ressort suranné s’appuie encore aujourd’hui sur des « transgressions qui sont devenues conventions ». [p.104] Prônant un érotisme qui lui aussi « doit faire preuve d’émancipation » tant il continue à charrier une idéologie relevant de la « domination masculine ».

L’occasion également pour Marc Verlynde de développer une critique salutaire des postures scripturales parmi les plus répandues aujourd’hui dans le paysage éditorial. Celles « d’un absurde généralisé » marquant l’acquiescement à l’ordre du monde [p.98]. Se moquer, user d’ironie et de sarcasme, façon de dire que l’on ne peut rien changer. De l’autre côté de ce geste se trouve une littérature qui n’est là que « pour apporter le bonheur par un individualiste, capitaliste, développement personnel » — question dont j’ai traité avec le roman Yoga d’Emmanuel Carrère.

La littérature, sans fin, agonise de son consentement à ce qui est.

Marc Verlynde, L’épreuve de l’individu, p.98.

Et le capitalisme ?

L’épreuve de l’individu, malgré les qualités indéniables de certains développements et de la manière dont ces derniers se trouvent tissés, pêche pour autant, nous semble-t-il, par un manque d’approche matérialiste. En effet, comment traiter de cette question de l’individu, en littérature notamment, sans s’appuyer sur une critique catégorielle du capitalisme en tant qu’organisation sociale ? Ce dernier subsumant même des questions d’apparence proprement littéraires. En effet, on ne peut saisir la centralité de l’individu, en littérature notamment, sans la mettre en relation avec l’avènement et le développement du capitalisme. Qu’il s’agisse de la naissance de la figure de l’écrivain, commencée au XVIIe siècle2. Elle ne cessera de se cristalliser par la suite. Le XIXe siècle marquant un tournant, avec la naissance du marché littéraire et la professionnalisation des écrivains d’un côté et la patrimonialisation de la littérature de l’autre, cette dernière devenant une discipline d’enseignement.

On s’étonne également, parmi le foisonnement de voix d’auteurs cité tout au long de L’épreuve de l’individu, de l’absence d’un Henri Meschonnic, dont les études ont porté sur cette question de l’individu — à distinguer du sujet. Autre absence notable, celle de Michel Foucault dont les conceptions autour du statut de l’auteur nous semblent mieux recouper les réflexions développées dans L’épreuve de l’individu. En effet, Michel Foucault loin de prôner une quelconque « mort de l’auteur », conçoit ce dernier comme « fonction variable et complexe du discours ».3 Geste qui permettrait l’ouverture de possibles littéraires stimulants, Marc Verlynde en imagine certains :

Ailleurs. Rêve d’une cyberlittérature mondiale : une bibliothèque en partage dans laquelle, encyclopédie en mouvement d’un savoir humain ondoyant, chacun pourrait inscrire ses liens hypertextes, d’un livre à l’autre ou à l’intérieur du livre, pourrait afficher ses commentaires, pastiches, imitations, réécritures, appropriations. La critique littéraire, cette libre association d’idées qui se croit validée par l’érudition et l’obscurité, s’en trouverait totalement mutée (…) (au sens anglo-saxon de réduire au silence et au sens francophone d’une permanente mutation).

Marc Verlynde, L’épreuve de l’individu, p.48.

1 Précisons tout de même que Marc Verlynde use du concept de « style » tout au long de son essai.

2 Voir à ce sujet Alain Viala, La naissance de l’écrivain, Paris, Minuit, 1985.

3 Michel Foucault, « Qu’est-ce qu’un auteur ? », in Dits et écrits I. 1954-1975, Paris, Gallimard, Quarto, 2001 [1994], p.839.


À propos de

Ahmed Slama est écrivain (Remembrances, 2017 ; Orance, 2018) et développe une activité de critique offensive, par des textes et des vidéos, qu'il diffuse principalement sur le site litteralutte.com. A publié, entre autres, Marche-Fontière aux éditions Les presses du réel, collection Al Dante, à commander pour soutenir l'auteur, sa chaîne et le site Littéralutte.


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