Un peu de bon sens, que diable ! Mutilation des sens et non sens de la prison

Un peu de bon sens, que diable ! — Recueil éminemment anti-carcéral, tentative de restitution sensorielle de l’être emprisonné. Une lecture fondamentale pour en finir avec la prison.


La brêche, Un peu de bon sens, que diable ! Notes sur l’enfermement sensoriel, Éditions Niet !, août 2022, 7€


Un peu de bon sens, que diable ! Regarder en face l’instrument de torture qu’est la prison avec pour objectif non pas d’en dénoncer les conditions, de l’aménager afin qu’elle soit plus “humaine”, mais pour finir définitivement avec elle. Explorer la manière dont elle affecte celles et ceux qui en subissent le joug. Dans Un peu de bon sens, que diable ! c’est la vie en prison qui s’esquisse, car oui, malgré tout, malgré les répressions, les conditions d’existence exécrables, la vie subsiste en prison ! Point essentiel sur lequel il faut insister, car affirmer qu’il existe une vie en prison « c’est aussi lutter contre la taule, peut-être plus efficacement d’ailleurs qu’en dénonçant l’horreur qu’elle génère. » [p.65] Et c’est bien cette vie que tente de nous restituer le collectif La brêche par le biais de 5 chapitres recoupant les 5 sens ; odorat, goût, toucher, vue, ouïe. L’ensemble de ces développements autour de la mutilation sensorielle est appuyé par des témoignages de prisonniers et de prisonnières initialement publiés dans L’envolée, journal anticarcéral.

L’intention de ce recueil est de rendre compte de la manière dont l’enfermement carcéral éprouve et nique nos fonctions sensorielles, parfois pendant bien plus longtemps que le seul temps de l’incarcération.

p.10

Une lutte aux sens multiples

La vie en prison est d’abord et avant toute chose, une lutte. Lutte constante, permanente pour ne pas sombrer. Lutte contre l’environnement immédiat, continuer de vivre, malgré l’hostilité — c’est peu dire — de ce qui entoure la prisonnière ou le prisonnier. L’humain, à l’instar des animaux, est sentient, par les sens qu’on vit, ils se conjuguent à nos fonctions vitales, odorat et respiration, goût et nourriture…etc. Ça va de pair.

Ça pue dans tous les sens (du terme)

Respirer les odeurs de la prison ; puanteur, renfermé, détergent, la puanteur de la bouffe industrielle ou de la mort tout simplement… ou pire celle du « chef d’établissement [qui] ressent le besoin impérieux de s’asperger d’eau de toilette pour couvrir l’odeur insupportable du lieu où il travaille. » [p.36] Cette puanteur, ces odeurs ne font qu’un avec le corps des prisonniers et des prisonnières. On masque les odeurs alors, on fume beaucoup, on fait écran de tabac, on se lave, on se douche dès qu’on en a l’occasion, en se savonnant abondamment, alors l’individu emprisonné cherche du réconfort dans un bonbon, de l’encens, n’importe quoi qui puisse pallier aux puanteurs.

Que ça sente la clope, le détergent ou le savon ; c’est toujours le même constat, on respire mal dans les cellules, du fait du manque de ventilation. On sait maintenant l’importance de la qualité de l’air, plus particulièrement depuis l’épidémie de coronavirus.

Le manger sans goût

4 euros 50, c’est le budget pour nourrir chaque personne incarcérée [p.54], vous imaginez bien qu’il n’y a pas assez là-dedans pour du circuit court, la promotion des produits frais qu’on voit ailleurs. De plus, il est établit que la nourriture de restauration collective ne couvre pas les apports nécessaires à une personne adulte [pp.68-69]. Le goût n’entre bien évidemment pas dans l’équation, si le repas arrive chaud dans la cellule, ça sera déjà bien. Il y a alors des alternatives, ça passe par l’organisation collective, mais le plus souvent c’est de la débrouille, travailler pour la prison afin de gagner un peu de sous qu’on va dépenser pour acheter de quoi se nourrir. Ou pire, en passer par le racket organisé ou s’arranger pour qu’on vous envoie un colis alimentaire.

Toucher, être touché, se toucher

L’évocation du toucher est l’occasion, pour le collectif La Brêche, de remettre en cause une comparaison trop largement répandue, celle entre le confinement subi par les populations lors de la pandémie de coronavirus et l’emprisonnement — que nous avons évoqué dans un article consacré à Lettres sur la peste. Car « dire que nous avons toutes et tous vécu la même expérience, celle de l’emprisonnement [est] une comparaison particulièrement indécente (…) vue les conditions de détention, et notamment dans cette période où elles ont été drastiquement durcies (…). Ce qu’ont subi les personnes incarcérées, c’est tout simplement un confinement à l’intérieur du confinement. »[p.89]

Dans cet environnement éminemment mortel qu’est la prison, la peau fait figure de frontière, de rempart [p.103]. Être touché, toucher, se toucher (dans tous les sens que recouvre l’expression), voici des questions cruciales qu’aborde Un peu de bon sens ! avec finesse et force d’analyse. Pour le prisonnier ou la prisonnière, le toucher c’est surtout ce qu’on appelle les « fouilles corporelles », tout un ensemble de procédures qui implique une dépossession de son corps, que son corps soit scruté en surface, au travers de palpations par-dessus le vêtement ou des fouilles approfondies, voire intimes. Autant d’actes intimidants et dégradants pouvant mener le prisonnier ou la prisonnière à souffrir « d’une incapacité à toucher ou à être touché·e ». [p.127] Il est également important de rappeler que la domination et la violence à l’égard des femmes, des homosexuels ou des transgenres, déjà exacerbées au sein de nos organisations sociales, ne s’en trouvent que renforcées dans l’espace de la prison. L’homosexualité, particulièrement masculine, faisant l’objet d’une suspicion constante et permanente.

Écran(s) et opacité(s)

La vue quant à elle fait l’objet d’un développement tout à fait singulier, prenant d’abord des allures de digression, évoquant les procédures policières et judiciaires en amont de l’incarcération… Celles-ci ne sont pas gratuites, elles ne manifestent pas uniquement le caractère sadique de notre organisation sociale ; « Dites-vous bien que le but recherché est de l’ordre de l’amaurose fugace, c’est-à-dire la baisse momentanée de l’acuité et de l’attention visuelles. » [p.145] La prison constitue un prolongement de cette perte de repères, les lumières braquées sur le prisonnier ou la prisonnière. Le fait de plonger l’individu emprisonné dans l’obscurité et la pénombre, “idée” conceptualisée dès le XIXe siècle comme châtiment idéal, il y a bien sûr les promenades fugaces, de quoi voir un bout de ciel, les petites lucarnes que constituent les écrans des téléphones portables, même s’ils sont officiellement interdits en détention. [p.177] Qui dit vision, dit aussi lecture, des livres, mais également de courriers. Les établissements pénitentiaires sont dans l’obligation de mettre à disposition des prisonnières et des prisonniers une bibliothèque, mais encore faut-il disposer des moyens de le faire dans de bonnes conditions, tant en matière d’espaces que de budget. À cela il faut ajouter la censure politique exercée sur les ouvrages à leur disposition [p.182].

Tout ouïe, malgré soi

Si les 4 sens cités précédemment se trouvent mutilés, l’ouïe quant à elle est aiguisée. La prisonnière ou le prisonnier reste constamment en alerte : « Dès le premier contrôle à 7 heures du matin, la prison te tombe dessus, le bruit des serrures, le claquement des portes, les matonnes qui se parlent entre elles en criant d’un bout à l’autre du couloir, la sortie de la poubelle, la distribution des bons de cantine, du pain, du courrier. En une matinée, on peut t’ouvrir la porte au moins dix fois. »1 [pp.195-196]. Impossible de quitter l’atmosphère, de s’évader (métaphoriquement), les bruits à l’entour vous ramènent systématiquement à votre condition de prisonnier ou de prisonnière.

À cela s’ajoute la promiscuité des cellules, les échanges parfois subis. Les cris étouffés ou qui résonnent dans toute la prison, des cris dont on ne sait ni la nature, ni la cause. Que faire, face à tout ça ? Se boucher les oreilles, à coup de bouchons d’oreilles achetés ou fabriqués par l’individu emprisonné ? Le silence le plus complet et le plus total n’est pas pour autant une solution. Il y a la communication, aussi, entre prisonniers et prisonnières, et sur quel mode s’opère-t-elle ? « L’équilibre n’est pas toujours simple à trouver entre gueuler, chuchoter et se taire. » [p.199]

Nous avons tenté ici de rendre compte de façon bien évidemment non exhaustive de la manière dont le collectif la brêche tente de restituer les mutilations sensorielles subies par les prisonniers et les prisonnières. Restitution qui tient également compte de l’exploitation opérée par l’administration pénitentiaire, en effet, l’espace carcéral ne fait qu’accentuer les modes d’exploitation inhérents au capitalisme.

L’AP [Administration pénitentiaire], pour qui rien ne se perd et tout s’exploite, utilise le travail comme un outil de gestion de la détention en plaçant certains profils à différents postes clés pour apaiser les tensions et désamorcer d’éventuels conflits ou pour zieuter et cafter.

p.52

Il peut paraître incongru, dans le cadre d’un ouvrage traitant de problématiques aussi cruciales, de parler d’écriture. Nous ne pouvons pour autant manquer de souligner le caractère éminemment littéraire de ce Un peu de bon sens, que diable ! dans la mesure où l’écriture et la composition sont mises en œuvre non pas dans le cadre d’une esthétique, mais d’une éthique. Usant de cet art de l’expression qu’est la littérature en vue de convaincre celles et ceux qui doutent encore de la nuisance infinie de la prison, celles et ceux qui ne soutiennent pas l’abolition immédiate de cet instrument de torture.

1Marina, maison d’arrêt des femmes de Fleury-Mérogis, mai 2016.


À propos de

Ahmed Slama est écrivain (Remembrances, 2017 ; Orance, 2018) et développe une activité de critique offensive, par des textes et des vidéos, qu'il diffuse principalement sur le site litteralutte.com. A publié, entre autres, Marche-Fontière aux éditions Les presses du réel, collection Al Dante, à commander pour soutenir l'auteur, sa chaîne et le site Littéralutte.


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