Jeu sur le genre et les genres littéraires, entre récit intime et intimiste, fantastique et érotisme, Vers Velvet de Guillaume Vissac nous emmène vers un devenir incertain.
Vers Velvet, une trentaine de pages à peine, nouvelle (récit ?) qui prend la forme d’un livre élégant porté par le collectif Pou et cette collection Histoires pédées animée par Guillaume Marie et Antonin Crenn (nous vous parlions de ce dernier par ici), collection qui compte nombre de titres fascinants.
Vers Velvet, dense et court, c’est à la croisée de plusieurs genres qu’il se tient. Nouvelle fantastique et récit intime – intimiste – ; manière bien singulière qu’a Guillaume Vissac de nous emmener et nous amener dans son histoire. Par le fil de son écriture à la singularité discrète, faite de pas de côtés. L’écrit n’est pas dense chez Vissac. C’est une danse au rythme lent et aux pas discrets où l’aphorisme jaillit de nulle part, au milieu d’un paragraphe ou entre deux phrases d’apparence anodine. Tout cela est bien connu pour celles et ceux habitué·es à lire son journal Fuir est une pulsion – vous ne connaissez pas ? L’occasion d’aller y voir, de plus près.
Tous ces livres grands, forts ou puissants qu’on trouve dans la presse littéraire me donnent envie de consacrer ma vie à écrire des textes malingres, chétifs et souffreteux (ça tombe bien, je le fais déjà).
Guillaume Vissac, Fuir est une pulsion, 29 avril 2021, url : http://www.fuirestunepulsion.net/spip.php?article5220
Vers Velvet ne fait certainement pas partie de ces livres marchandisés à outrance, passés par le fil de la standardisation et du formatage qu’une certaine presse nous vend comme « grands, forts ou puissants » – ça veut dire quoi un livre « puissant » ? Type de stéréotype journalistique éculé, sorte de mot-clé vague servant à qualifier ces productions en série que les logiques commerciales ont fini d’aseptiser. André Schiffrin (entre autres) nous avait donné un aperçu saisissant de ce système éditorial dans L’édition sans éditeurs [La Fabrique, 1999].
Moi et Toi, mon ombre
L’écriture de Guillaume Vissac nous saisit dès les premiers mots esquissés. S’y noue déjà la rencontre à laquelle nous assisterons, celle du narrateur et de ce Velvet ; ce rapport qui s’établit entre le réel et l’imaginaire – l’imagination ?
Je peux pourtant le dire sans risquer de me tromper : c’est arrivé. Et arrivé, et arrivé encore, si l’on compte aussi le nombre de fois où j’ai pu rejouer la scène dans ma tête. On devrait toujours compter les fois où les choses se jouent dans nos têtes. Elles comptent.
p.2
Si on peut parler d’une manière Vissac, c’est dans ces phrases discrètes, placées à la fin d’un énoncé qu’elle se matérialise. Sorte d’épanorthose[1]Figure de style consistant à corriger une affirmation jugée trop faible en y ajoutant une expression plus frappante et énergique. suggestive qui vise à donner un caractère plus affirmé aux propositions précédentes. Comme ici, distinction entre ce qui arrive dans le « réel » et dans « l’imagination » (« dans la tête »), les deux plans, d’abord dissociés, se trouvent associés par l’assertion finale. Ce motif de la dissociation/association traverse Vers Velvet, d’abord au travers de ce narrateur-personnage à l’identité confuse, nommé « Tu », au sein d’un récit à la première personne. Un trouble qui ne cessera de s’amplifier tout au long de la balade nocturne et urbaine qui nous est donnée à voir. Trouble vis-à-vis du personnage-narrateur d’abord : « Au fond, à cet âge, la seule forme que savait prendre mon désir était celle d’une image. »[p.3] Mais aussi le rapport qu’entretient l’écriture avec les images, celle Guillaume Vissac, sobre, où le décalage s’opère et l’image surgit par l’entremise d’un verbe, d’un adjectif, méticuleusement placé.
« J’ai su geler bien des jeunes fauves dans l’ambre de ces pellicules. »
p.2
Pas d’effets de manche, tout est délicatement tissé, l’évocation de l’ambre fait surgir instantanément en nous la couleur des négatifs de la pellicule. Le verbe « geler », quant à lui, nous renvoie à un autre aspect de l’« ambre », l’ambre en tant que substance résineuse, mettant en place alors une métaphore des plus fertiles, la photographie comme activité d’entomologiste.
« Mon modus operandi, donc, c’était d’aller au hasard dans les rues, de chercher : ni Peter ni Pan, mais mon ombre tatouée sur les murs par les éclairages électriques de la ville. »
p.3
Nous commençons à saisir la manière dont opère l’écriture de Vissac, comme ici avec cet adjectif « tatouée » qui ancre l’ombre dans le mur, comme pour mieux la faire surgir par la suite, lui donner de l’épaisseur et la faire devenir un double du personnage-narrateur nommé « Toi ». Un autre « Toi », en somme, le lien entre les deux entités s’inversant, l’ombre auparavant « tatouée » s’élevant, guidant alors les mouvements de celui qui l’avait faite émerger. Inversion de la causalité, en quelque sorte.
« Mon ombre quittant son mur, sa bidimensionnalité. Et, à sa place, quelqu’un avait poussé. »
p.4
De l’intime au fantastique intimiste
La matérialisation de cette ombre fait figure de basculement brisant l’atmosphère réaliste du récit et nous introduit dans un monde fantastique. Plutôt qu’un poncif, c’est une sorte de référence, prêtant à sourire, qui nous rappelle les « conventions » d’un genre bien établi ; la nouvelle fantastique. Le jeu avec le genre fantastique ne cesse de prendre de l’ampleur, les références abondent qu’il s’agisse du loup-garou de la créature de Frankenstein en passant par Dracula ou encore La métamorphose, on s’amuse à repérer, ici ou là, au détour d’une phrase, ces canons de la littérature qui font partie intégrante, aujourd’hui, de l’imaginaire collectif.
La fantastique, on le sait, joue souvent avec l’érotisme, se joue aussi des représentations hétéronormées [2]Hétéronormes : Qui considèrent l’hétérosexualité comme l’unique norme à suivre, ou comme une orientation sexuelle supérieure aux autres sexualités., les exemples abondent : la nouvelle Le vampire [The vampire] de John Polidori [1819] ou encore Carmilla de John Sheridan Le Fanu [1872], pour ne citer que ces deux œuvres, elles donnent lieu à des intrigues et des scènes homosexuelles. Le fantastique a toujours été un genre permettant de mettre en cause les normes du carcan social et moral. Prenant place dans un cadre réaliste reproduisant les codes et les normes du monde social tel que vécus, le basculement, propre au genre, fait dévier ce cadre réaliste (et ses normes sociales) vers un monde où se manifestent des forces surnaturelles permettant justement de transgresser certains codes sociaux. Cela rend alors acceptables les « entorses » faites aux normes sociales et à une certaine morale puisque nous nous trouvons, de fait, dans un monde régi par le surnaturel. À sa manière Guillaume Vissac reproduit cette fluctuation et cette plasticité que permet le genre fantastique.
Devenir un certain…
Revenons à cette ombre du narrateur qui quitte le mur et « saut[e] le pas de la métamorphose », cette ombre qui, dans sa matérialisation, figure le devenir du narrateur ce qu’il sera ou pourrait être dans le futur.
« Comme tout le monde, je savais qu’il était désormais possible de transitionner vers ce genre de destinées animales. Il y avait des cliniques, il y avait des laboratoires. C’était en train de se banaliser. On devinait tout sur lui : les traitements, les injections, l’attente. L’argent investi. Le temps. Mais je n’aurais jamais cru me prêter moi-même à un tel processus. Cela ne m’était pas venu à l’esprit. De toute évidence, lui si. N’étant qu’une projection de moi dans l’avenir, cela signifiait donc que l’idée s’imposerait à moi, le jour venu. Quand ? Pourquoi ? »
p.5
Rappelons que ce verbe « transitionner » désigne aujourd’hui le fait de changer d’expression de genre, mais il ne faut pas considérer le fait de « transitionner » comme un simple passage d’une position de genre à une autre. Il n’y pas nécessairement de recours aux modifications corporelles ou au changement d’état civil. À l’instar de la mobilité sociale de classe, il existe une multiplicité de « mobilités sociales de genre », elles sont à géométrie variable. Il ne s’agit pas seulement de passer ou de « transitionner » de la position de femme à celle d’homme (ou le contraire), ces passages peuvent avoir toute une diversité de mobilités possibles. Ce n’est pas simplement un passage radical d’une catégorie à une autre. Ainsi peut-on se mouvoir de différentes manières dans ce qu’appelle Emmanuel Beaubatie « l’espace social du genre »[3] Emmanuel Beaubatie, Transfuges de sexe. Passer les frontières du genre, La Découverte, 2021..
Dans le cadre de la nouvelle fantastique, en tant que genre se situant dans un monde extra/ordinaire où les thèmes de la métamorphose et de la transformation sont omniprésents ; plus particulièrement de celles de l’être en humain en animal – que l’on pense par exemple au loup-garou. Guillaume Vissac réinvente ce thème de la transformation et l’actualise[4]J’emploie ici le terme d’« actualisation » selon le concept que développe Yves Citton dans lire interpréter actualiser. pourquoi les études littéraires [Amsterdam, 2007] au travers du motif de la « transition », ici, chirurgicale. Le personnage-narrateur ne se métamorphosant pas de manière brusque, passant directement d’un état à un autre, mais opérant cette transition au travers d’un devenir. Et c’est ce qu’esquisse, au fond, ce « vers » de Vers Velvet ; un devenir.
Devenir du récit lui-même, de sa trame, devenir de l’écrit, en constante et perpétuelle mutation, changement, comme nous l’avons vu avec la manière de Guillaume Vissac. Le tout englobé par ce genre, le fantastique.
Références
↑1 | Figure de style consistant à corriger une affirmation jugée trop faible en y ajoutant une expression plus frappante et énergique. |
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↑2 | Hétéronormes : Qui considèrent l’hétérosexualité comme l’unique norme à suivre, ou comme une orientation sexuelle supérieure aux autres sexualités. |
↑3 | Emmanuel Beaubatie, Transfuges de sexe. Passer les frontières du genre, La Découverte, 2021. |
↑4 | J’emploie ici le terme d’« actualisation » selon le concept que développe Yves Citton dans lire interpréter actualiser. pourquoi les études littéraires [Amsterdam, 2007] |
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