Masculinités. Enjeux sociaux de l’hégémonie. Initialement publié en 1995, il aura fallu près d’une trentaine d’années pour qu’il soit traduit en français. Un ouvrage d’une importance majeure pourtant dans le champ des études de genre.
Masculinités. Enjeux sociaux de l’hégémonie. — Dès son titre, l’ouvrage dessine les enjeux primordiaux qu’il recoupe. D’une part le pluriel par lequel se trouve marqué le terme « masculinités », d’autre part la question de l’« hégémonie » masculine. Signalons tout de même que l’ouvrage ne se résume pas à ces deux éléments, tant dans sa version originale, qui compte 10 chapitre, que dans sa version française, qui en comporte 4. Pour autant, la lecture que nous proposons ici se restreindra à proposer une exploration de la manière dont la sociologue Australienne Raewyn Connell appréhende les masculinités, et l’hégémonie masculine.
Du social dans et par le corps
Le corps des hommes, premier chapitre de l’ouvrage, se propose de déconstruire la mythologie autour de la masculinité. Il est aisé de constater que subsiste encore aujourd’hui un certain nombre de discours et de conceptions autour d’une soi-disant masculinité « véritable ». Il n’y qu’à tendre l’oreille pour s’en convaincre, on entend parler de « vrais hommes » voire d’« hommes naturels ». Pour Raewyn Connell la conception d’une masculinité soi-disant véritable est intrinsèquement liée à la représentation du corps des hommes [p.31]. À partir de ce constat, la tâche de la sociologue consistera à « comprendre le corps des hommes et sa relation à la masculinité. » [p.32] Dans cette perspective, elle adopte une démarche qui récuse à la fois le déterminisme biologique, mais également social. Et ce sans pour autant céder à la tentation (facile) du compromis entre ces deux approches [p.42].
– – – La maison d’édition
Création : 2003.
Fondateur·ices : Jérôme Vidal & Charlotte Nordmann.
Forme Juridique : Société à Responsabilité limitée.
Statut : Éditeur Indépendant.
Diffusion & Distribution : Belles Lettres.
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Ainsi pour Raewyn Connell les corps sont avant tout affectés par des processus sociohistoriques, comme nous le verrons plus bas. Malgré cette influence, les corps ne se transforment pas en discours, en images ou en signes. Nous continuons de sentir, de percevoir le monde par l’entremise de nos corps. L’originalité de Raewyn Connell tient essentiellement en cela, elle ne néglige en aucun cas le caractère matériel du corps.
C’est donc bien à partir des corps masculins et des récits (personnels) opérés par des hommes que se tisse l’analyse de Raewyn Connell. Pour cette dernière « le processus corporel, en intégrant des processus sociaux, entre dans l’histoire (à la fois personnelle et collective) et devient objet politique potentiel. » [p.49] Pour le dire autrement, le corps en tant qu’entité physique, n’agit pas isolément. Il interagit en permanence avec les normes, les valeurs et les croyances sociales et culturelles au sein desquelles il évolue. Autant d’éléments qui vont façonner la manière dont nous agissons. Ces expériences corporelles sont à la fois influencées par l’Histoire, mais également par les dynamiques actuelles et futures des organisations sociales. À partir de ces réflexions, le corps n’est en aucun cas à considérer comme un « terrain neutre ». [p.49]
Le roman de la doxa universaliste
De la structure éditoriale au texte, en passant par les relais médiatiques qui ont promu Le voyant d’Étampes, nous scruterons…Contre l’universalisme abstrait, la « transposition minoritaire »
Impossible de condenser en 80 pages de format poche l’essentiel de ce qui permet de comprendre les débats actuels autour…De la vacuité de “gauche”
Réédition de deux texte de Dionys Mascolo, «Sur le sens et l’usage du mot “gauche”», n’a rien perdu de sa…Une théorie des masculinités
Avant d’en arriver à une théorisation des masculinités, Connell explore la possible définition de la masculinité. Masculinité dans son acception moderne, au sein des organisations sociales euro-américaines. Celle-ci étant saisie d’un point de vue relationnel, la « masculinité » n’existant que par contraste avec la « féminité ». L’occasion pour la sociologue d’en tracer l’historicité, le concept de « masculinité » datant de quelques centaines d’années. Donnée cruciale permettant de nous prémunir contre les écueils que constituent toute vérité supposément transhistorique.
Plutôt que tenter de définir la masculinité comme un objet (un type naturel de personnalité, une moyenne comportementale, une norme), nous devrions nous concentrer sur les processus, les rapports et les relations qui construisent le genre. La “masculinité”, s’il était possible de définir brièvement ce terme, pourrait être simultanément comprise comme un lieu au sein des rapports de genre, un ensemble de pratiques par lesquelles des hommes et des femmes s’engagent en ce lieu, et les effets de ces pratiques sur l’expérience corporelle, la personnalité et la culture.
Raewyn Connel, Masculinités. Enjeux sociaux de l’hégémonie, P.72.
La « masculinité » en tant que rapports
Lorsque nous parlons de « masculinité », nous faisons référence à la manière dont les individus se comportent et se définissent en fonction des normes et des attentes sociales liées au genre masculin. Cette notion de masculinité n’est pas une chose figée. Il s’agit d’une pratique ou d’une série de comportements. Ces derniers sont influencés par les différentes structures de relations sociales auxquelles les individus sont confrontés. En d’autres termes, la manière dont une personne exprime sa masculinité est souvent façonnée par les normes culturelles, les attentes sociales, les rôles de genre, et d’autres éléments qui composent les rapports sociaux dans une société donnée. Ces structures sociales jouent un rôle déterminant dans la construction et la compréhension de ce que signifie être un homme dans une société donnée.
Dans ce cadre, Connell développe un modèle (provisoire) articulant trois niveaux de la structure de genre :
– Rapports de pouvoir : Le principal axe de pouvoir de l’ordre de genre contemporain euro-américain est la subordination des femmes et la domination des hommes.
– Rapports de production : La division genrée du travail se manifeste couramment dans la répartition des tâches. La division sociale du travail en étant une manifestation. Dans cette perspective, on peut prolonger les développements de la sociologue en tenant compte du fait que le travail, en tant que catégorie spécifique au capitalisme, est la principale activité socialement médiatisante — voir à ce sujet notre article traitant de ce la question du travail.
– Cathexis : Le désir sexuel est si souvent perçu comme naturel qu’il est couramment exclu de la théorie sociale. Cependant, il est possible d’interroger les relations sexuelles sur un mode politique, en évaluant leur coercition ou leur consensualité, ainsi que la répartition équitable du plaisir.
Se dessine alors une définition relationnelle de la « masculinité ». Le concept n’étant pas pris comme un type naturel de personnalité, une moyenne comportementale, une norme. Mais bien plutôt comme un ensemble de rapports historiquement, politiquement et socialement datés, donc soumis à des évolutions.
Pour comprendre le genre nous devons ainsi constamment aller au-delà du genre. La même leçon s’applique dans l’autre sens. Nous ne pouvons comprendre la classe, la race ou les inégalités mondiales sans constamment regarder du côté du genre.
Raewyn Connell, Masculinités. Enjeux sociaux de l’hégémonie, p.80.
Des types de masculinités
Si d’une part on appréhende le concept de masculinité comme un rapport avec une organisation sociale. Si d’autre part on considère le genre dans son interaction avec la classe ou encore la race. À partir de ces constats, on peut aisément déduire que ce concept ne peut être figé, homogène. On en conclut qu’il existe une multiplicité de masculinités. Il devient dès lors possible d’en distinguer plusieurs types. Avant d’en présenter succinctement quelques-uns et de scruter les relations qu’ils entretiennent entre eux, il est crucial de garder à l’esprit qu’il ne s’agit aucunement ici de tracer des types de caractères, de personnalités ou de charismes – comme on peut en trouver dans des romans ou des écrits pseudoscientifiques qui nous parlent, par exemple, de mâle alpha et autres inepties de ce genre.
– L’hégémonie : Connell emprunte le concept d’hégémonie à Antonio Gramsci. Il renvoie à la dynamique culturelle par laquelle un groupe revendique et maintient une position sociale dominante. À chaque époque, il existe une forme de masculinité qui se trouve culturellement glorifiée au détriment d’autres. [p.82] La glorification ou non d’une forme de masculinité au détriment d’autres dépend de la capacité de cette forme de masculinité à défendre les intérêts du patriarcat et de la domination masculine.
– Subordination : S’il existe des formes de masculinités qui seront glorifiées, d’autres en revanche seront par conséquent considérées comme subordonnées. Loin de s’exercer à l’encontre des femmes, la masculinité hégémonique affecte également les hommes. En effet, il existe des rapports spécifiques de domination et donc de subordination au sein même de la sphère considérée comme masculine. Dans ce contexte, l’exemple le plus probant est celui de l’oppression subie par les masculinités homosexuelles — mais loin d’être les seules.
– Complicité : Peu d’hommes répondent aux normes de la forme de masculinité glorifiée dans le cadre de l’organisation sociale. Cela vaut également pour « la masculinité hégémonique ». Très peu d’hommes se conforment intégralement à ce modèle. Cependant, la plupart en bénéficient, profitant des avantages du système patriarcal. C’est-à-dire des avantages que les hommes en général tirent de la domination des femmes. Existe dès lors « un rapport de complicité avec le projet hégémonique.» [p.85] À partir de ce constat, on peut envisager que certains types de masculinités, sans pour autant se conformer à un rôle patriarcal extrême, tirent avantage de la domination systémique des femmes. On dira de ces masculinités qu’elles se trouvent dans un rapport de complicité.
– Marginalisation : Bien que l’autrice considère le terme comme insatisfaisant, elle considère que ce concept de marginalisation permet de rendre compte des rapports qu’entretiennent les masculinités des différentes classes sociales ou des différents groupes ethniques dominants et subordonnés entre elles. La marginalisation s’opérant « toujours par rapport à l’autorité de la masculinité hégémonique du groupe dominant. » [p.87] Raewyn Connell de citer l’exemple de certains athlètes noirs aux États-Unis qui peuvent incarner un modèle de masculinité hégémonique, pour autant la valeur dont jouissent ces individus ne rejaillit aucunement sur l’ensemble de la communauté noire. Un exemple qui peut parfaitement s’appliquer à certains footballeurs français – racisés, issus de quartiers populaires.
Ainsi de façon schématique ce sont deux sortes de rapports qui s’esquissent : « d’un côté la tension entre hégémonie, domination/subordination et complicité, de l’autre la dialectique entre marginalisation et autorité » [p.88] Des rapports qui peuvent aisément constituer un cadre pour l’étude de masculinités spécifiques, leur élargissement et leur approfondissement nous permettant de mieux saisir les dynamiques sociales au cœur de cette fabrique des masculinités. Répétons que ces types et ces rapports ne constituent en aucun cas des types de personnalités figées. Le contexte social, historique et politique dans lequel ils s’inscrivent les affecte en premier lieu.
Masculinités. Enjeux Sociaux de l’hégémonie ne se réduit pas uniquement aux éléments abordés ici. Ces derniers concernent exclusivement la première partie de l’ouvrage. La 2e partie est l’occasion pour Raewyn Connell de mettre en œuvre de manière pratique et concrète son approche relationnelle du genre. La 3e partie permet à la sociologue d’étendre sa considération du corps dans sa matérialité dans le contexte de sa réflexion.
Nous avons tenté ici de rendre compte de la richesse de Masculinités, enjeux de la l’hégémonie. C’est bien sciemment que nous avons privilégié une exploration de la 1re partie de l’ouvrage. Malgré certaines limites et carences – soulignées par l’autrice elle-même –, la manière d’appréhender les masculinités nous semble décisive. Ce par le dépassement de la dichotomie entre déterminisme biologique et déterminisme social, mais également de la manière dont Connell rompt avec le singulier de la domination masculine.
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