Avec “Tribunal des cailloux”, Johary Ravaloson aborde de front la question des violences sexuelles intrafamiliales. Sans aucune esthétisation superflue. Doté d’un regard lucide. L’auteur en explore, à travers un roman choral, les causes sociales et patriarcales.
Johary Ravaloson, Tribunal des cailloux, Dodo Vole, 18€.
Tribunal des cailloux porte un regard acéré sur la question des violences sexuelles intrafamiliales. Après avoir tissé un roman autour du coup d’état survenu en 2009, à Madagascar, et du cisexisme1 avec Amour, patrie et soupe de crabes [2019, Dodo Vole], Johary Ravaloson trace ici le destin tragique de la jeune Lila. Une adolescente malgache, violée par son père Léon Romora. Ce dernier se trouvant être le respectable patron d’une entreprise de production audiovisuelle. Occupant dans le même temps un poste au sein du ministère de la culture. La jeune Lila grandit dans l’angoisse et la peur, sa rencontre et son idylle avec Klem feront office de déclencheur. Animant en elle les feux du désir de justice. Face à une justice corrompue, une mère qui ne veut pas ouvrir les yeux et une société patriarcale, sa quête de justice parait bien vaine.
Un road-novel malgache
De la capitale malgache, Antanarivo, aux communes voisines d’Arivonimamo2, en passant par celle d’Imerintsiatosika3…etc. C’est un long périple qui attend Lila dans sa quête de justice. Le tout sur fond d’une île de Madagascar qui se débat avec la pandémie de Covid-19. Ainsi Johary Ravaloson évoque, en filigrane de Tribunal des cailloux, la gestion désastreuse de la pandémie. Entre pensée magique, maraboutisme, confinements et couvre-feux désorganisés, c’est toute une gestion calamiteuse qui est mise en exergue4. Pourtant, Lila lutte pour obtenir justice. Elle qui après avoir, pour la première fois, osé porter son affaire de viol sur la place publique, se retrouve taxée de folle. Elle est très vite envoyée dans un camp de rééducation évangéliste. Quant à Klem, sa compagne, elle se voit emprisonnée arbitrairement. C’est ainsi que s’esquisse le caractère ardu de la tâche qui attend la jeune Lila.
– – – La maison d’édition
Création : 2006, La Réunion, Antanarivo, 2009, Caen, 2016.
Fondateur·ices : Sophie Bazin & Johary Ravaloson.
Forme Juridique : Association.
Statut : Éditeur Indépendant.
Diffusion : Autodiffusion
Distribution : Des livres et des îles.
Tribunal des cailloux, malgré la gravité du sujet autour duquel il est tissé, n’est pas pour autant dépourvu de quelques moments de légèreté. En effet, après avoir été libérée du camp de rééducation, Lila se retrouve dans le hameau de Rochefer. Elle y fera la connaissance de sa cousine Lys en compagnie de qui elle entreprendra le voyage jusqu’à Antananarivo. Un voyage à bord d’un taxi-brousse5, en auto-stop, mais également et surtout à pieds. Un parcours émaillé de paysages, de péripéties et de rencontres. Celles avec Ikoto, un ancien gardien de football capable de rattraper des téléphones au vol, Rasoa, une paysanne qui accueillera sous son toit le jeune duo de jeunes filles. Mais c’est surtout Fidel que l’on retiendra. Un petit cochon noir, qui après avoir réussi à échapper à son funeste destin, s’incruste à l’aventure pour nous prouver qu’il n’y a pas lieu de traiter les hommes de porcs. L’animal n’a rien demandé — nous avons traité de l’enjeu de telles expressions animalières dans l’article consacré à 10 questions sur l’antispécisme.
Déterminismes choraux
Même si Tribunal des cailloux concentre essentiellement sur la quête de la jeune Lila, c’est bien sous les atours d’un roman choral que le roman se présente. Johary Ravaloson parvenant à en tenir les fils avec brio. Dans et par l’alternance des personnages, des points de vue. Bien que la narration s’opère le plus souvent à la 3e personne. Elle nous donne à sentir, à voir l’intériorité des personnages au travers d’un « je » intermittent. Mis en œuvre à l’aide du style indirect libre, rompant l’étanchéité entre discours direct et discours rapporté.
Johary Ravaloson retrace ainsi, au fil de l’écriture et de la composition de son roman, la trajectoire des différents personnages. Qu’il s’agisse d’Irina (mère de Lila), victime elle aussi de violences sexuelles à son l’enfance, à qui on a appris à se soumettre aux hommes, à obéir aveuglément à son mari. On ne peut que souligner la justesse d’écriture avec laquelle Johary Ravaloson s’empare des pensées du violeur Léon Ramora. Il ne cède jamais à une encore trop courante esthétisation de la violence sexuelle. Parvenant dans le même temps à nous montrer, au travers de ce personnage, une incarnation de la logique patriarcale, sûre de sa force, sûre de sa violence, la justifiant au travers d’une gymnastique mentale et d’une rhétorique des plus retorses. En effet, loin de prendre conscience des crimes commis, Léon Ramora ne cessera de les justifier, ignorant les implications réelles du concept de consentement.
L’un des tours des forces Tribunal des cailloux est qu’il ne reste pas à des considérations psychologisantes — contrairement à d’autres productions récentes. En effet, les trajectoires des différents personnages convergent toutes vers un même point ; le caractère éminemment patriarcal de la société Malgache.6 Johary Ravaloson ne fait à aucun moment de Léon Ramora un cas exceptionnel, ne le présente à aucun moment comme un quelconque « monstre ». Bien au contraire, il a les atours de l’homme respectable, croyant fervent, participant à la vie de la paroisse, disposant d’un statut social. En caractérisant ainsi ce père incestueux, Johary Ravaloson le plonge dans l’ordinaire de nos existences, soulignant par là même qu’il est le produit d’une organisation sociale patriarcale.
De la justice imaginaire (symbolique ?)
Un père violeur, une justice contrôlée par les plus riches et les plus influents. Que faire face à ça ? S’esquisse alors la question du comment rendre justice ? Faire appelle à la police ? À la prison ? La loi du talion, ou pire encore du meurtre, constitue des réponses encore moins satisfaisantes. Comment sortir alors ? Et par le haut ? Pour cela il y a l’imagination, l’imaginaire, car s’il y a bien un lieu qui est propice à l’esquisse d’un meilleur possible, c’est bien la littérature et l’art. Et à ce titre, Johary Ravaloson fait preuve d’inventivité, ce au travers du village imaginaire de Rocherfer-l’interdite. Ce dernier figurant une zone autonome du reste de l’île au sein de laquelle les personnages du roman trouvent refuge.
Ainsi, Johary Ravaloson évite de s’empêtrer dans un happy-end quelconque, anesthésiant politique par excellence. Permettant de rendre justice, le roman permettant par des fins que nous ne dévoilerons pas ici de s’achever sur une note partiellement émancipatrice sans pour autant nier la réalité des institutions malgaches, de leur caractère éminemment patriarcal et ploutocratique. Mais Tribunal de cailloux « ne serait qu’un rite symbolique sans effet si on ne travaillait pas le réel. »[p.257] Si à Madagascar, comme ailleurs, une réelle lutte contre les systèmes de domination, et capitaliste, et patriarcal.
1Nous préférons l’usage du terme de Cisexisme à celui de transphobie, car il retranscrit mieux le caractère systémique de ce type de discrimination. Voir notamment à ce sujet : Beaubatie, Emmanuel. Transfuges de sexe. Passer les frontières du genre, La Découverte, 2021
2Commune urbaine située dans la Province de Tananarive, au centre de Madagascar.
3Imerintsiatosika est une commune urbaine malgache, située dans la partie centrale de la région d’Itasy.
4Même si Johary Ravaloson n’y fait mention à aucun moment dans le roman, on peut raisonnablement lier les thématiques des violences intrafamiliales et celles de la gestion désastreuse du Covid-19. En effet, plusieurs études ont montré que les confinement ont engendré des violences conjugales, comme nous l’avons évoqué, sur Litteralutte.
5Le taxi-brousse est un taxi collectif intra-urbain.
6 Comme de nombreuses organisations sociales, quel que soit le pays.
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