Animal-crépuscule, crépuscule polysémique, crépuscule éminemment poétique, une fin, la fin du vivant qui se traduit par l’économie langagière de la succession de ces poèmes.
Édith Azam, Animal-Crépuscule, Propos2éditions, 61p, 13€.
Édith Azam compose un recueil entier autour d’un moment de la journée ô combien signifiant : le crépuscule. Ce mot fait sens – on pourrait penser au fameux Crépuscule des dieux de Nietzsche, mais le recueil se démarque radicalement de l’idéologie nietzschéenne. Le crépuscule c’est la fin : celle du jour, de la vie, d’un état, d’une idée, etc. Le titre Animal-Crépuscule est ici d’une évidence absolue.
L’économie poétique
Le recueil se signale tout d’abord par l’économie de ses moyens, économie poétique ; Edith Azam donne le plus de poids et de signifiance aux mots employés, toujours avec pondération, aux espaces, comme aux brisures des vers, mais son choix se porte également sur une économie des « personnages » constituant l’univers intradiégétique. Si on exclut le crépuscule, cinq mots reviennent de manière récursive : Oiseaux, loups, chèvres, auxquels s’ajoutent les êtres humains (nous) et Montagne, affublé d’une majuscule qui transforme le substantif en nom propre ; opérant une personnification. Cette composition n’est pas anodine ; les oiseaux et les loups incarnent la vie sauvage sous ses deux aspects : les prédateurs et les proies, les chèvres représentent les animaux domestiques, exploités par les êtres humains. Montagne enfin condense la diversité minérale, en atteignant par la même occasion le statut de personnage. C’est autour de ce jeu de synthèse que se noue l’économie du texte. Notons la proximité sémantique entre économie et écologie, les deux formés par le préfixe oîkos « la maison », c’est à dire un lieu clos ; impliquant la gestion de son espace, un équilibre. Une économie est un équilibre des biens, ou des actions en vue d’une fin donnée, l’écologie concerne celle des capacités de survie de chaque éléments présent dans un même lieu, un même oîkos. L’absence de séparation entre les éléments intradiégétiques participe donc à cette économie-écologie du livre, elle figure ce que la taxinomie aurait énoncé à travers des concepts dans le cadre d’un essai.
29
Les oiseaux sont montés
sur les cornes des chèvres
les chèvres sur les loups
les loups sur nos épaules
et nous :
sur Montagne.
Ensemble on a gravé
des mots sur les parois
des croquis des esquisses
pour que les vents s’y frottent
et les portent au loin.
Avant que tout ne disparaisse
qu’il reste quelque part
quelque chose du monde
tel qu’on aurait
voulut qu’il soit.
Les loups
grattaient la terre
dessinaient sur le sol
leur gueule d’ange
inachevé.
Dans ce poème, tous les éléments sont mis sur un même pied d’égalité, Edith Azam englobe judicieusement Montagne dans l’économie biologique, puisque l’ordre minéral participe (bien que passivement) à la survie des espèces. À l’instar des autres personnages, Montagne parle un langage qui lui est propre, à travers ses rivières, elle souffre tout autant que les animaux de l’attaque acharnée du crépuscule qui l’entaille et l’empourpre. Chacune de ses parties se retrouve donc menacées par la venue du crépuscule : véritable force agissante dont la finalité est l’anéantissement du macrocosme en présence.
7
Si beau
le soleil
sa danse démente le soleil
les lueurs fiévreuses le soleil
gelé
nous hallucinait.
La catastrophe
était sublime.
Le livre prend, sous certains aspects, les contours de la fable ou de la légende épique ; un combat entre la vie (élargie par le minéral) et le crépuscule, qui fait survenir la fin de leurs capacités de survie. Ce thème est, à l’évidence, en lien étroit avec la thématique écologique – le crépuscule vient mettre un terme à la vie naturelle. Mais si cette lecture est séduisante, elle est réductrice et minimiserait le sens d’un livre dont le point de fuite ne se semble pas être uniquement l’anthropocène. Il s’agit avant tout d’une idée de la fin, au sens philosophique, une fin qu’aucun langage ne peut nommer, ni concevoir.
Langage en crise
Comme les êtres humains, chaque élément du macrocosme a accès à une forme de langage, que ce soit les oiseaux – qui « propagent la parole humaine » –, Montagne par le ruissellement de ses rivières, les loups et les chèvres, à travers leurs chants ou leurs cris. S’il existe, dans le livre, un équilibre entre ces éléments, Édith Azam opère un renversement conceptuel de la partie humaine qui, contrairement à l’ancienne distinction, avoue souvent ne pas savoir, à la différence des autres espèces. Par sa propension au langage articulé et signifiant, un brouillard en vient à planer sur ses mots, qui lui brûlent la langue comme la pensée. La culture humaine ne saurait pas plus que les corps résister au crépuscule, sauf par pans fragiles ; la fin crépusculaire s’apparente à une culture fragilisée, un « grand livre abandonné » :
16
(…)
Montagne
son dos a craqué
comme un grand livre :
abandonné.
Le paysage cassait.
Le vide
nous arrachait la vue.
Plus qu’au réchauffement climatique, le crépuscule du livre semble ainsi bien plus se référer à la disparition certaine et tardive de la vie ou de l’univers, chose que les bêtes acceptent contrairement aux êtres humains qui, se brûlant de mots, pensent pouvoir y survivre. À cause de cette disparition commune en puissance, les actions des personnages tendent toutes vers une forme d’empathie radicale. Les oiseaux « propagent » la parole humaine, les chèvres les soignent ou les protègent (par un retournement du rôle qui leur est assigné), les loups quant à eux s’acharnent contre le crépuscule pour le repousser :
19
(…)
Les chèvres
obstinées
tournaient autour de nous
et nous invitaient à chanter
parmi les flammes et les oiseaux.
C’est pour elles au début
que nous l’avons fait.
De l’indulgence des chèvres et des oiseaux, en passant par la conscience humaine, jusqu’à la violence des loups, chaque partie s’accorde pour mettre en place les conditions d’une survie commune. Le langage du crépuscule s’apparente, lui, à celui d’une divinité : une parole performative qui fusionne la lumière et la pierre dans sa lave. Les êtres humains finissent par se taire, silence qui marque leur disparition : « Nous / les mains en / branches mortes / hommes et femmes fossiles / silence solidifié ». Contre la signifiance ou plutôt l’insignifiance du crépuscule, contre ses attaques répétées, les oiseaux ne peuvent plus que « déposer » la parole humaine. Si on dépose un brevet comme on dépose les armes : les oiseaux sont à la fois les propagateurs d’une forme d’harmonie syllabique (qu’elle soit musicale ou scripturale), et deviennent du même coup le lieu terminal du langage articulé.
Conclusion-crépuscule
Loin de défendre une quelconque thèse, propre à donner l’espoir de la survie d’une culture ou d’une vie biologique, comme on pourrait s’y attendre, le recueil d’Edith Azam semble se nouer autour d’un point de non retour, par où la parole poétique accuserait l’incapacité du langage humain à nommer ce qui arrive : de l’écocide à la disparition d’un univers.
20
(…)
Nos voix venaient de la terre
et nous râpaient la gorge.
Quelque chose semblait monter du sol
et c’était nos souffles.
Ils étaient blêmes.
On était en deça de la langue
dans des bas-fonds noueux.
C’était une sonorité de montagne
celle des éboulements
celle des orage.
C’est peut-être là que le livre trouve son sens le plus profond : il oscille entre défense de la vie et chaos, prend pour point d’achoppement l’espace fulgurant du crépuscule, instant conclusif derrière lequel se dissimule une oblitération. Le poème 49 porte à lui seul ce qui pourrait constituer la conclusion du livre, non pas conclusion d’une thèse délivrant quelque résolution ou morale de cette fable, mais une conclusion brutale : « Tout le drame est là. / Le monde explose dans nos mains / et la terre nous manque […] ». Tout le recueil résumé dans une formule qui le condense : « Tout le drame est là ». Ce « drame » c’est ce que les autres poèmes ont métaphorisé jusqu’ici ; c’est aussi ce qui confine dans une formule définitive, comme le serait une chute dans une nouvelle. L’économie littéraire se boucle et n’en est que plus efficace dans son impact. Animal-Crépuscule n’est donc pas uniquement un livre écologiste ; il évoque à sa racine la disparition commune (qu’elle ait lieu dans quelques siècles ou dans des millénaires), pour mieux noter l’urgence d’une harmonie stratégique entre les espèces, pour mieux tourner en dérision la part néfaste (et dérisoire) que prennent, à l’intérieur des éco-dépendances, toutes les formes les plus composites de la division.
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