Sammy Sapin - j'essaie de tuer personne

Pas tuer, soigner

[TW : certains des poèmes cités mentionnent des soins médicaux douloureux et une sexualité violente.]

Sammy Sapin nous offre là des poèmes attentifs aux gestes (médicaux, affectifs), des poèmes attentifs aux corps (âgés, médicalisés), aux paroles (de patient·es, de soignant·es) ; des poèmes politiques, écrits depuis un système de santé mis à plat par plusieurs décennies de coupes budgétaires déguisées en réformes.

Sammy Sapin, J’essaie de tuer personne, Le Clos Jouve, 2020, 80 p., 19€.


En 2016, lorsque je suis arrivée sur le site de la revue realpoetik, je croyais encore qu’existait quelque chose comme la serendipité numérique – c’est-à-dire le hasard appliqué à la navigation d’un site à l’autre. Pour moi, découvrir les écritures de Murièle Modély et Sammy Sapin, c’était du « hasard », une forme de chance qui ne devait rien à la manière dont mon chemin de navigation était balisé en réalité ; regardons les choses en face.

Peut-on participer à un forum web d’écriture, publier de la poésie sur internet, avoir tenu en 2010 un skyblog de « fictions » et penser que la hasard tient une quelconque place dans ma rencontre avec realpoetik ? c’étaient là des jeunes poètes et des jeunes poétesses, lyonnaises, qui, comme moi, publiaient leurs poèmes sur le web et n’y trouvaient rien à redire, mieux, qui en étaient très contentes.

Ma découverte du site realpoetik a coïncidé avec le dernier numéro de la revue, 2016 donc. J’ai joué de malchance. Ce dernier numéro, le 18, où l’un des deux tôliers, Sammy Sapin, se rêvait, au plein milieu d’une syncope et d’un passage-piéton, discutant avec Louis Scutenaire[1]On peut encore lire ce texte ici..

2016, 2017, 2018, etc. : j’allais lire, relire, realpoetik, et je ne sais plus comment, tomber sur un recueil, dont le dépôt légal – n’est-ce-pas ironique –, en février 2020, dont la date de parution, en novembre 2020 – encadrent les premiers « grands confinements [2]2020, c’est l’année des grands confinements, dixit l’écrivain et éditeur Guillaume Vissac dont vous avions parlé ici.» – un recueil qui se présente comme le « récit non réaliste / en poèmes / d’une expérience réduite et partielle / de quelques années, / mes premières années d’infirmier » [p. 5].

Voilà : j’aimerais vous proposer un cheminement dans ce recueil.

D’où écrire : un poète-infirmier

Les éditions du Clos Jouve, qui accueillent le recueil, sont lyonnaises : tout comme la revue realpoetik. Précision importante à l’heure  où le parisianisme littéraire touche les petites structures, presque autant que les grandes.

Étant, à Litteralutte, particulièrement attentives·ifs aux conditions de production des livres et leur matérialité, j’évoquerai ce premier contact avec le texte ; la couverture. Aux éditions Le Clos Jouve, elles sont toutes conçues à partir de la même maquette ; sur fond blanc, trois inscriptions : le titre, l’auteur, la maison d’édition – rouge, gris, gris clair – même police, même taille. Ce qui apparaît d’abord comme une gradation est en réalité une mise à niveau des trois entités – c’est bien dire que loin du culte de l’auteur, la structure éditoriale participe pleinement à l’élaboration du texte là où, la plupart du temps, elle semble se fondre dans un discret logo, dans le coin inférieur de la couverture.

Passons au titre : j’essaie de tuer personne, et pas je maintiens tout le monde vivant ni l’hôpital soigne tous les gens ; affirmation négative à la première personne qui, déjà, montre l’angle sous lequel sera abordé le métier d’infirmier. Les erreurs structurelles seront, toujours, imputées à l’individu ; ici, le « je » infirmier, incarné et situé, est rendu responsable des défaillances de l’institution – il fait de son mieux pourtant.

Le livre compte 72 poèmes numérotés – ainsi qu’une entrée en matière, mi-prologue, mi-art poétique, qui mélange astucieusement, dans le pacte de lecture qu’il propose, secret médical[3]Les infirmiers et infirmières sont, comme les médecin·es, soumises au secret professionnel – le récit, fût-il en vers, du métier d’infirmier ne peut donc se situer sur un autre plan … Continue reading et conventions de l’auto-fiction :

Les patients de ce livre ne sont pas de vrais patients.

Madame Pernigaud, par exemple, n’existe pas.

Mais elle aurait pu. Et je l’ai rencontrée.

p. 5

Mais ce qui intéresse, dans cette ouverture, c’est la scène d’énonciation proposée :

Ce qui va suivre

est le récit non réaliste

en poèmes

d’une expérience réduite et partielle

de quelques années,

mes premières années d’infirmier,

juste après le diplôme,

et de ce que j’ai vu et compris et imaginé

alors

dans les hôpitaux, services, unités

où j’ai travaillé.

p. 5

L’expérience est « partielle », elle dépend d’un « je » non pas locuteur lyrique universel, mais situé, qui voit / comprend / imagine (dans cet ordre-là) et qui, un peu à la manière des chercheur·euses en sciences sociales, tient à annoncer, dès le premier poème, d’où il parle : une expérience de jeune[4]Là où les anciennes ont connu un autre monde, un autre système de santé – l’âge de l’infirmier est important. infirmier[5]D’infirmier, et pas d’infirmière – à plusieurs reprises dans le recueil, l’identité de genre du poète est source d’étonnement pour ses interlocuteur·ices, qui attendraient à sa place … Continue reading, soumise à un regard individuel et surtout, aux vertus de l’imagination – poétique.

La forme : récit, à l’heure où l’on repère un certain tournant éditorial, promouvant des textes en vers libres appelés « romans » ou « récits » ? oui. Peut-être, mais davantage poèmes à la Raymond Carver, où la simplicité de la langue verse quelquefois dans la métaphore, et le plus souvent dans la joueuse épiphanie.

La santé par le collectif

À de multiples reprises, le « je » du poète devient un « nous », un « on », en tout cas, une entité collective et solidaire : « Nous autres / quand nous quittons dans les vestiaires / nos blancs / uniformes » [p. 20] ; « on masse on injecte des substances spéciales réanimation / on fait ce qu’on peut » [p. 31] ; la présence du personnel de santé comme collectif n’est d’ailleurs pas qu’une affaire pronominale.

D’abord, les aides-soignantes, Samantha, Saïda et Marie-Christine, fascinantes quinquagénaires du onzième poème – des femmes, des femmes le plus souvent racisées – ; ensuite, l’ensemble des personnes que les productions cinématographiques ou télévisuelles invisibilisent, ces éléments plus qu’essentiels au sein des collectifs du travail médical, sans elles et eux aucune intervention, aucun soin ne pourrait se faire : les « agentes de service hospitalière qui ne seront que des ombres ménagères / perdues au fond d’un plan » et les aides-soignantes car « il n’y a rien de plus infilmable / qu’une aide-soignante qui fait son travail » [p. 75] Ainsi assistons-nous à un remarquable retournement de l’invisibilisation, les médecins, habituellement sur-représentés, apparaissent peu.

Des gestes, du soin

Si le travail du soin est peu télégénique, il est en revanche tout à fait propice à la représentation poétique. Il y a nombre de gestes, tout au long du recueil ; qui relèvent du médical, du geste de soin, du geste d’affection. Une geste médicale, en somme. Le travail du soin, c’est aussi cela : Marie-Christine qui lave une femme en fredonnant [p. 16] ; l’infirmier qui tient la main d’une femme âgée, pour qu’elle échappe à l’anxiété [p. 32] ; ou encore se transformer, soi, en veine, dans le geste (souvent évoqué) de la piqûre :

Faut pas trop regarder.

Le mieux, ce serait de pas regarder.

Mais de sentir.

D’imaginer ce qui se passe sous la chair.

C’est comme un sens.

Pas tout à fait le sens du toucher.

Plutôt le sens de ce qui se passe dessous la chair.

Faut sentir.

Le biseau de l’aiguille, le moment où il rencontre

la paroi de la veine, et la perce.

p. 73

La délicatesse de ces actes de soin, leur technicité, nous sont restituées aussi bien au travers d’un arsenal lexical parfois spécialisé : « les sondages urinaires les branchements de PAC / la manipulation de voies veineuses centrales les prises de sang / les cathéters les picc line les transfusions sanguines les soins en stérile / tout ce qu’on appelle la technique » [p. 22], que par l’usage de la métaphore qui, souvent tendre et décalée, transmet la particularité de l’acte de soin :

Les huit méats de madame Françoise Estérazy sont une métaphore.

Une métaphore luisante et glissante et entortillée.

Une métaphore filée de tissu intime qui me parle directement,

[…]

C’est contre cet orifice-là que je décide de pousser la sonde.

Le tuyau s’enfonce, remonte le long de l’urètre.

L’urine s’écoule jusqu’au sac collecteur. Je relève la tête.

pp. 56-57

Geste ou acte de soin, d’être simples, ne sont pas pour autant dénués d’affect : le poème met en tension les ambiguïtés inhérentes à un métier où les corps sont vulnérables. À plusieurs reprises, la formatrice de l’école d’infirmière parle du sadisme niché dans ces gestes, nombreux, qui provoquent la douleur ; sadisme qui se matérialise dans une scène exemplaire où la jeune collègue choisit un cathéter inutilement volumineux : 

Je demande : quel intérêt de lui mettre

du gris ?

Est-ce que tu ne risques pas

de le rater ou de lui

faire mal ? est-ce qu’un

vert n’irait pas ? et même un rose ?

[…]

Ça m’amuse, me dit-elle.

Ça m’amuse d’essayer.

Ça m’amuse de lui mettre du gris.

p. 62

Sans aller jusque-là, la difficulté de séparer le métier des affects est régulièrement mise en scène dans la bouche de l’amie, qui reproche au poète de ramener le métier à la maison, jusque dans les scènes d’érotisme :

Mon amie me trouve l’air lugubre.
.

Si ça continue comme ça dit-elle tu vas pas passer l’hiver.

.

Je lui dis C’est rien, c’est rien, il faut que je prenne le pli.

.

Elle ouvre les bras vers moi.

[…]

À partir de là, au moyen d’une prise de judo extrêmement raffinée,

extrêmement complexe,

elle me force à mettre la tête entre ses cuisses, puis elle serre

extrêmement fort.

[…]

Détends-toi, détends-toi, détends-toi, me crie mon amie, avec tendresse.

[…]

Je ne pense plus du tout au boulot.

Ça fait du bien.

p. 24

Paroles de patient·es

Des gestes, oui : mais aussi des paroles et, pour tout dire, une véritable polyphonie. Les patient·es tout comme les soignant·es sont invité·es, régulièrement, dans le poème, au discours direct : 

M. Alfonso tient à me dire

une chose

une seule

sur la vieillesse.

.

La vieillesse, voyez-vous, jeune homme,

la vieillesse est un naufrage.

p. 11

Proverbe ou citation des Mémoires de guerre de De Gaulle, en tout cas, M. Alfonso a droit de cité dans l’espace du poème, jusqu’au ton employé rendu par l’italique : c’est sa voix qu’on entend, comme on entend celle d’une autre patiente à la page 23, « Si vraiment vous n’y arrivez pas, propose Madame Bouchet / laissez tomber / je ne dirai rien au médecin / ça n’aura qu’à rester / entre vous / et moi. » – l’écrire dans un poème, est-ce rendre le lectorat complice du secret, ou le trahir ?

Comme on casse bien le service public

Apparaît, en filigrane du recueil, l’état du service public de santé – l’infirmier est un intérimaire, mais surtout, les réformes se succèdent qui, par des coupes budgétaires, affectent directement les conditions de travail, et de soin.

Hôpital Patient Santé Territoire :

c’est le nom de la loi de 2012

qui a mené les choses, l’hôpital

où il en est actuellement.

Qui a poursuivi le travail de sape

et de destruction que d’autres lois,

avant elle, avaient entamé.

Comme une petite sœur

à la plage

qui vient finir le sale boulot

de destruction du château de sable

en presque toute innocence. 

[…]

Sans se plonger dans les textes,

on peut sur place

facilement constater les dégâts.

Il suffit de demander aux anciennes.

Elles vous parlent d’un monde où il y avait le temps.

Où il y avait les effectifs.

Où on remplaçait les collègues absents.

Où on pouvait prendre sa pause.

Et uriner, oui, dans ce monde-là,

on avait le temps d’aller uriner.

p. 39

Cette évocation par le creux d’un monde d’autrefois – mieux financé, mais pas idéalisé pour autant – n’est pas la seule manière de dire comment les coupes budgétaires affectent le travail du soin.

Il y a aussi l’humour, pince-sans-rire : 

Des fois je m’inspecte dans un miroir, oui, je fais ça

et je me demande : qu’est-ce qui nous pousse, je veux dire,

moi et les autres gens comme moi, qu’est-ce qui

nous pousse à faire ce métier dur dans des conditions déplorables,

[…]

Et puis il y a la gloire.

Tu fais aussi ça pour la gloire.

p. 74

Tout y passe, cependant : épuisement professionnel (« j’aperçois / affalées sur des banquettes / dans toutes les positions autorisées par l’anatomie / un long étalage d’aides-soignantes / […] / Elles dorment à moitié et ne font / pas attention / à moi » [p. 25]), casse des corps [p. 33], pression administrative [p. 36, p. 69], déplacement de la responsabilité des défaillances institutionnelles sur les travailleur·euses (« Il y a toujours des risques. / On est toujours responsables. / C’est pour ça qu’on est si bien payés » [p. 63]), salaires :

 Ma feuille de paye vient d’arriver.

.
Si ça continue comme ça

dans cent-quatre-vingt-quatre ans

je pourrai m’acheter

.
une toute petite villa

sur l’île de Ré

p. 13

Corps de femmes

Là où la poésie s’est longtemps faite le genre de la célébration du corps féminin, réifié et sublimé, Sammy Sapin nous donne à voir des corps de femmes souvent âgées, des corps médicalisés. Des corps qu’on touche, non érotisés : comme « cette vieille dont les veines sont comme des cheveux / fragiles, qui se cassent entre vos doigts » [p. 28] Le regard n’a rien de scopophilique[6]La pulsion scopique, c’est le fait, pour Freud, de posséder l’autre par le regard – Iris Brey utilise par exemple cette notion pour évoquer le male gaze au cinéma. :

Je regarde le sein de cette femme à l’endroit où on le lui a enlevé

et je comprends que cette

croix en forme de cicatrice qui a creusé sa peau désigne

l’emplacement d’un précieux

trésor

disparu.

p. 78

Une croix en forme de cicatrice, et pas l’inverse : le regard poétique transforme le corps médicalisé, l’habille, le temps d’une image. Ce même respect des corps, vulnérables, des patientes, se donne à lire dans un poème où une patiente refuse qu’on l’approche : « elle dit, en levant le poing en l’air : / je suis une femme libre / dans un pays libre. » [p. 27]

Je finirai ce parcours sur un autre poème, où classe, genre et âge se mêlent subtilement dans une scène d’habillage, où l’infirmier joue de maladresse – comme s’il s’agissait de réparer le déséquilibre des situations de la patiente, âgée et dépendante, et du soignant, initié aux codes bourgeois le temps d’un habillage :

S’il y a bien une chose dans ce métier

qui m’anéantit,

me dissout,

me défait,

me gomme presque,

c’est de devoir habiller

une vieille dame très chic.

[…]

Comment savoir qu’il fallait

d’abord rentrer les seins dans les bonnets

avant d’accrocher derrière ? ou quelle dose d’eau de Cologne mettre

derrière les lobes d’oreille, ou comment réaliser

en un tour de main

une permanente correcte, et quelle est

la différence entre la robe rose et la combinaison mauve,

entre sandales et sandalettes ?

p. 45

Références

Références
1 On peut encore lire ce texte ici.
2 2020, c’est l’année des grands confinements, dixit l’écrivain et éditeur Guillaume Vissac dont vous avions parlé ici.
3 Les infirmiers et infirmières sont, comme les médecin·es, soumises au secret professionnel – le récit, fût-il en vers, du métier d’infirmier ne peut donc se situer sur un autre plan qu’un plan légèrement décalé.
4 Là où les anciennes ont connu un autre monde, un autre système de santé – l’âge de l’infirmier est important.
5 D’infirmier, et pas d’infirmière – à plusieurs reprises dans le recueil, l’identité de genre du poète est source d’étonnement pour ses interlocuteur·ices, qui attendraient à sa place une femme : « Ça doit être dur pour vous / de faire un métier de fille. / […] / Ça doit être fatigant. » [p. 82]
6 La pulsion scopique, c’est le fait, pour Freud, de posséder l’autre par le regard – Iris Brey utilise par exemple cette notion pour évoquer le male gaze au cinéma.

À propos de

Poétesse, doctorante en forums web, féministe et youtubeuse.


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