Dominique Cardon - Culture numérique

Manuel de survie en milieu numérique

Qui dispose des rudiments de la culture numérique sera mieux armé·e pour affronter les pièges des GAFAMs, des algorithmes et de la captation de ses données personnelles : c’est le pari fait par Dominique Cardon.

Dominique Cardon, Culture numérique, Presses de Sciences Po, 2019, 430 p., 19€ [epub, 13,99].


Dominique Cardon est professeur de sociologie à Sciences Po, et assure depuis plusieurs années un cours sur la culture numérique – ce sont ses talents de pédagogue qui font d’ailleurs toute la valeur de Culture numérique, la version écrite et remaniée de ses cours – qu’on lit de surcroit comme un roman !

Il commence par publier en 2010 La démocratie Internet, en 2015 un ouvrage – en collaboration avec le sociologue Antonio Casilli – intitulé Qu’est-ce que le digital labor ?, puis la même année À quoi rêvent les algorithmes. Nos vies à l’heure des big dataCulture numérique constitue donc à la fois la synthèse de ses travaux sur le numérique, et une formidable introduction à tous les aspects culturels du numérique : histoire, identité, politique, économie…

Pourquoi lire un ouvrage consacré à ces questions ? comme le dit l’auteur dans son introduction : puisque le numérique introduit des évolutions économiques, politiques, intellectuelles ou encore psychologiques dans notre société, il constitue une culture à part entière, à laquelle il vaut mieux se familiariser pour en devenir acteur·ice[1]Donc pour se former une bonne numératie : la numératie étant entendue comme l’équivalent numérique de la littératie ; loin de se réduire au seul alphabétisme, la littératie suppose la … Continue reading – et non dupe – : décodons donc cette culture, nous dit-il, et apprenons à coder !

Pionniers du numérique : des bombes et des hippies

C’est d’une indispensable généalogie d’Internet que part Cardon : et cette généalogie n’est pas sans intérêt pour mettre en relief la tension idéologique qui, aujourd’hui encore, gouverne nos usages du numérique : à la fois militaire et libertaire !

Le premier ordinateur, en 1945 – l’ENIAC – a été conçu par l’armée américaine en vue d’effectuer des calculs de balistique [2]Traduisons : pour calculer avec le plus de précision possible l’endroit où tomberaient les bombes de l’armée américaine. ; de la même manière en 1969, l’ARPANET, premier réseau d’ordinateurs connectés, a été l’œuvre de l’ARPA [département de la défense américaine] afin qu’une potentielle attaque atomique soviétique ne puisse avoir raison des données de l’armée par la magie du réseau, décentralisé. Les universitaires ne tardent pas à s’approprier l’outil, et mettent en place un système de RFC [Request For Comment], textes collaboratifs et circulants qui sont à l’origine d’un processus public de discussion, scientifique et technique. Cela entraîne, pour le sociologue, deux conséquences : le développement de la notion de logiciel libre, ainsi qu’une forme de gouvernance autorégulée spécifique à Internet – aujourd’hui mise à mal dans nombre de régimes autoritaires, et jusque dans certaines “démocraties”.

L’ordinateur personnel – non plus outil de commerce, d’administration ou de guerre – est imaginé puis inventé dans les remous des mouvances hippie et hacker – d’abord dans le Whole Earth Catalog, magazine et bible hippie, puis dans les clubs de fabrication informatique de Menlo Park, où de jeunes gens [3]Nous pourrions préciser qu’il s’agit de jeunes hommes blancs issus de la classe moyenne, mais ne gâchons rien à l’auréole mythique qui entoure la genèse des premiers … Continue reading inventent l’Apple 1 et l’Alto 73 – cette dimension collective est plusieurs fois soulignée par Cardon. Il y voit un trait propre à l’organisation de la culture numérique : « Internet est un outil collaboratif qui a été inventé de façon coopérative » [p. 37] Elle prolonge l’imaginaire hippie de la communauté idéale, choisie et porteuse de renouveau social – la première communauté numérique, en 1985, The Well, est d’ailleurs une communauté hippie, adossée au Whole Earth Catalog.

Au début des années 80, résume Cardon, trois communautés investissent le réseau : 1. les militaires 2. les ingénieurs 3. les hackers, hippies et passionnés. Pour autant, il serait selon lui hasardeux de mythifier l’origine hacker du réseau : le hacking « encourage une relation intime, virtuose et inventive avec le code informatique » [p. 40], et les hackers forment une sorte d’aristocratie fondée sur le mérite, dont l’homogénéité sociale est aujourd’hui incontestable.

Naissance du Web : un bien commun

Avant d’aller plus loin, quelques conseils pour ne plus faire la confusion entre Internet et le web : si Internet est une infrastructure racine élaborée dans les années 60 et fondée sur un protocole qui met en communication des ordinateurs, le Web, quant à lui, est créé en 1990 par Tim Berners-Lee au CERN de Genève : il s’agit d’un procotole soutenu par Internet qui permet de relier des pages entre elles : le chercheur développe donc le HTTP, les hyperliens et le langage HTML. En résumé : Internet contient le Web – ainsi que les applications mobiles ou IRC – et le Web est un bien commun, auquel Cardon dédie une partie entière – on comprendra vite pourquoi.

Donc, le Web : c’est d’abord la création d’une nouvelle architecture documentaire, fondée non plus sur l’arborescence mais sur l’hyperlien. Une architecture décentralisée serait à l’origine d’une nouvelle forme de pensée [4]C’est Vannevar Bush qui le premier, dans l’article As We May Think paru en 1945, qui prédit des réseaux d’ordinateurs calqués sur le fonctionnement du cerveau humain. Viendra … Continue reading. Avec le Web, les documents se voient dotés d’une adresse, l’URL – et ces adresses, par le biais du jeu des hyperliens, discutent entre elles.

Cardon démontre que le Web est ce qui permet de rendre Internet accessible à tous·tes, puisqu’il est facile d’utilisation – d’ailleurs, il s’agit de l’innovation technologique la plus rapide de l’histoire à toucher autant de monde : en moins de 20 ans, 85% de la population française s’est connectée. Le 30 avril 1993, le CERN verse au domaine public trois éléments : le www, le html et le code source du web ; l’architecture hypertextuelle devient un « bien de l’humanité ». [p. 88]

Une culture de la participation

L’économie numérique se fonde, historiquement et idéologiquement, sur une culture de la participation : « l’intelligence n’est pas dans les personnes, elle est dans le dispositif qui les coordonne » [p. 135] ; on parle alors d’externalités positives, l’intelligence collective en fait pleinement partie ; et Cardon de rappeler que ces externalités peuvent être génératives, comme dans le cas de Wikipédia où la valeur créée est rendue aux internautes ; ou extractives, lorsqu’elle est capturée par la plateforme – on pensera aux plateformes de réseaux sociaux, qui utilisent les données des internautes pour les vendre aux publicitaires et prévoir leurs comportements.

Il n’empêche que pressurisée (ou non) par cette captation économique, la culture numérique est également celle qui a donné la parole aux amateur·ices et permis une relative désintermédiation, grâce à un geste de publication offert à tout le monde – Cardon cite par exemple une étude d’Olivier Donnat qui montre qu’un·e Français·e sur deux « exerce une activité d’auto-production créative utilisant le numérique » [p. 189] – écriture sur blog, photo sur Flickr ou Instagram, musique postée sur Soundcloud ou vidéos sur Youtube… en 1981, c’était cinq fois moins !

Le sociologue rappelle également que la plupart des travaux consacrés, ces dernières années, aux fans et aux amateur·ices – notamment ceux d’Henry Jenkins – en font non pas des réceptacles passifs d’une culture de masse abêtissante, mais de réel·les acteur·ices désireux·ses de s’approprier les connaissances, les œuvres et les informations de manière active et parfois créative – la culture des mèmes et du partage en témoigneraient superlativement.

Fragiles utopies

Ce volume dense est conçu comme une porte d’entrée vers la plupart des aspects de la culture numérique ; chacune des parties, qu’elle concerne l’économie des plateformes, l’espace public numérique ou les réseaux sociaux, se referme sur un embranchement – structure qui peut nous rappeler le format des hyperliens ! – de références qui, loin de se limiter à d’épais ouvrages universitaires, favorisent la diversité médiatique : Cardon indexe là des liens de podcasts [5]Comme l’excellente émission France Culture Place de la toile diffusée les jeudis entre 2007 et 2015 et animée par Xavier de la Porte., des vidéos youtube, des blogs d’hacktivistes, et toutes sortes de références permettant de sortir de l’espace du livre pour, concrètement, naviguer par sérendipité dans cette dense et neuve culture numérique.

Mais nous ne sommes pas, loin s’en faut, face à un essai techno-angéliste – le sociologue n’a de cesse de nous montrer les deux faces de la pièce, l’espèce de tension qui traverse tous les aspects de la culture numérique et la politise sur un axe unique – concentration des pouvoirs, liberté individuelle – les deux n’étant d’ailleurs, comme le montre son analyse, qu’issus d’une même éthique hacker dont le fond, profondément aristocratique, n’est jamais éloigné. Prenons quelques exemples : si le geste de publication est démocratisé par le numérique, il reste que 10% des contenus attirent 90% de l’attention des internautes – logique renforcée par les algorithmes mis en place par les plateformes. Le passage au numérique ne supprime pas la censure du filtre : elle la déplace simplement de l’amont (les traditionnels gatekeepers) vers l’aval (les algorithmes nourris pas les activités des internautes).

De la même manière, la mise en réseau semblait pouvoir permettre une redistribution plus équitable de la valeur – mais lorsqu’elle est captée par d’immenses plateformes, qui se révèlent de tout petits employeurs – et de mauvais payeurs d’impôts – on peut se demander si les idéaux portés par les anciens hippies de la Silicon Valley n’ont pas été, depuis longtemps… trahis ?

C’est cela, au fond, la force de l’essai de Dominique Cardon : les tensions apparentes qui structurent les origines et les évolutions de la culture numérique – que nous avions malicieusement réduit à l’opposition entre bombes et hippies – ne sont, en réalité, pas tellement antinomiques ; les mêmes qui tentèrent de construire une plus grande liberté pour les individus via les outils numériques sont ceux qui prônèrent une forme de méritocratie excluante, et les jeunes hommes chevelus des ateliers de fabrication artisanaux d’hier sont aujourd’hui les patrons des GAFAMs qui, insoumis aux états, développent des contre-pouvoirs… écrasants à leur manière.

Références

Références
1 Donc pour se former une bonne numératie : la numératie étant entendue comme l’équivalent numérique de la littératie ; loin de se réduire au seul alphabétisme, la littératie suppose la capacité à lire, à écrire mais aussi et surtout à comprendre l’environnement culturel supposé par l’écriture. Il en irait de même pour la numératie, qui suppose une maîtrise des environnements numérique, de leur lecture, de leur écriture et des enjeux culturels qu’ils supposent.
2 Traduisons : pour calculer avec le plus de précision possible l’endroit où tomberaient les bombes de l’armée américaine.
3 Nous pourrions préciser qu’il s’agit de jeunes hommes blancs issus de la classe moyenne, mais ne gâchons rien à l’auréole mythique qui entoure la genèse des premiers ordinateurs !
4 C’est Vannevar Bush qui le premier, dans l’article As We May Think paru en 1945, qui prédit des réseaux d’ordinateurs calqués sur le fonctionnement du cerveau humain. Viendra ensuite le chercheur George Landow, spécialiste des littératures numériques et de l’hypertexte, et qui décrit dans Hypertext un monde de pensée contemporain non-linéaire et associatif. En France, cette pensée de l’hypertexte peut se lire dans les textes de Jean Clément.
5 Comme l’excellente émission France Culture Place de la toile diffusée les jeudis entre 2007 et 2015 et animée par Xavier de la Porte.

À propos de

Poétesse, doctorante en forums web, féministe et youtubeuse.


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