Explorant au-delà des généralisations médiatiques, La révolution et le djihad donne voix à ceux qui ont décidé de s’engager dans la révolution syrienne, révélant la multiplicité de leurs parcours et leurs motivations. Loin des clichés, il déconstruit la lecture fallacieuse des départs vers la Syrie, offrant un regard approfondi sur les complexités politiques, sociales et individuelles.
La révolution et le djihad. — La visée salutaire de cet ouvrage est de donner corps et voix à celles et ceux qui ont fait le choix de partir en Syrie, ceux qu’on qualifie encore aujourd’hui de radicalisés ou de djihadistes. Ainsi s’agit-il de saisir ces individus non pas comme un amas de sujets endoctrinés, radicalisés. Il est nécessaire à cet effet de revenir d’abord sur ce concept de Djihad. Concept qui, depuis quelques années, a été réifié par le discours médiatique. Semblant, sous l’impulsion d’un Gilles Kepel (pour ne citer que lui), désigner un mouvement monolithique, renvoyant à une sorte de communauté internationale du djihad. Construction médiatique que l’enquête sociologique menée par Montassir Sakhi démonte admirablement, nous montrant une tout autre réalité.[ pp.200 & 205]
La révolution et le Djihad1 nous donne ainsi l’opportunité d’entendre, d’accéder aux pensées politiques qui se sont exprimées à partir de 2011. Des idées ayant motivé un certain nombre de personnes dans certaines parties du monde arabe et de la jeunesse de « culture musulmane » en Europe à partir en Syrie [p.18]. Au travers des témoignages d’acteurs ou de membres de la famille de ces personnes, de récits de vie, se sont des parcours singuliers qui se déploient, des trajectoires proprement individuelles. Celles de personnes disposant de motivations diverses et particulières. Ancrées pour la plupart dans le prolongement des printemps arabes, mais également dans la perspective de « valeurs de solidarité religieuse apprises dans de la famille (…) au sein des territoires de l’immigration postcoloniale en Europe.»[p.217]
– – – – La maison d’édition
Création : 1983
Fondateur : François Gèze
Forme juridique : Société par actions simplifiée
Statut : Élément d’un groupe d’édition
Société mère : Éditis (filiale du Groupe CMI, actionnaire principal : Daniel Křetínský.)
Diffusion & distribution : Interofum
Printemps arabes et utopies
Précisons d’emblée que les personnes dont il sera question ici sont, selon la terminologie de Montassir Sakhi, des personnes « ordinaires ». A savoir des « acteurs sans appartenance à des structures militantes, partisanes ou avant-gardistes prétendant les représenter. » [ P.18] Même si cette catégorie peut-être sujette à discussion2, elle permet de situer les témoins dans l’espace social. Ainsi l’ouvrage veut tenter de « reconstituer les diverses formes de consciences utopiques qui apparaissent à partir de 2011 chez des gens ” ordinaires ” expérimentant des politiques ondulant entre utopie révolutionnaire positive et radicalité négative et terroriste. » [p.27] Et ce en s’appuyant en premier lieu sur les témoignages de certains acteurs, mais également des personnes concernées – qu’il s’agisse de proches ou de membres de la famille.
Le sociologue commence d’abord par replacer ces départs dans leur contexte politique et historique. En effet, contrairement à nombre de lectures a posteriori, Montassir Sakhi opère un lien direct entre ces départs en Syrie et la séquence des printemps arabes ouverte à partir de décembre 2010. Comme le montrent les témoignages, nombre de départs s’inscrivent dans cette dynamique. Et le sociologue de distinguer alors deux visages à ce djihad : l’un utopique et révolutionnaire, ayant pour visée de lutter contre la violence du pouvoir de Bachar Al-Assad et plus largement de l’État du Baath3. L’autre visage renvoie à l’État islamique qui a notamment engendré une violence inouïe à l’égard des populations civiles. [p.28]
Départs et désillusions
Contrairement au récit désormais dominant, ne tenant pas compte de la temporalité des évènements, l’ensemble des départs vers la Syrie n’était pas motivé par la création d’un État islamique et l’organisation d’une sorte de djihad(isme) international. En effet, il est important de se rappeler que l’année 2013 a constitué une charnière. Elle marque le début des dissensions entre les différents camps révolutionnaires qui amèneront à l’avènement de l’État islamique. Pourtant, les départs vers la Syrie ont été interprétés et continuent de l’être à l’aune de la création de l’État islamique. Comme en témoigne Abderrahmane, jeune Belge parti en Syrie en 2014 pour rejoindre son frère, par solidarité avec le peuple syrien :
Mais qu’est-ce qu’on nous a reproché au tribunal ? On nous a dit que, avant notre départ et pendant un an, on a préparé notre venue chez l’État islamique. Le procureur de la République disait : « Vous vouliez rejoindre l’État islamique ! Pendant une année – de janvier à décembre 2013 –, vous avez préparé votre arrivée chez l’EI » [expression de stupéfaction]. Mais ils sont complètement c… D’ailleurs, l’avocat a descendu par la suite le procureur. Car il est évident que l’EI n’existait même pas ! Comment nous pouvions savoir que ça allait devenir l’EI et que ce dernier allait faire une guerre internationale à la France, etc. ? À cette époque, il n’y avait pas de guerre contre la France ! [p.43]
Autre élément qui invalide la lecture dominante de départs vers la Syrie en vue de fonder l’État islamique ou de participer à un djihad(isme)international est le fait que « les migrants du djihad syrien ne sont pas passés entre 2011 et 2014 par une organisation de recrutement uniforme »/ [ P.205] En effet, comme évoqué plus haut4, la révolution syrienne, à ses débuts du moins, s’inscrivait dans la dynamique de ce que l’on nomme les printemps arabes. Ce n’est que plus tard que viendront des acteurs tels que les Frères musulmans, le Front Nosra [affilié à Al-Qaida] et Daech [l’État islamique]5.
Il serait pourtant erroné de cantonner ces départs en Syrie à la seule lutte contre le régime répressif et violent de Bachar Al-Assad. Les témoignages cités dans La révolution et le djihad indiquent qu’elle s’inscrit dans une quête philosophique et politique. Si cette dernière peut être soumise à discussion, contradiction, voire farouche opposition ; il est en revanche tout à fait malhonnête et fallacieux de réduire la pensée et les idées de ces individus à une quête éperdue de violence, motivée par le désespoir, prêchant une idéologie sectaire et terroriste [p.208]. Réduction que l’on trouve dans le discours de l’État français ainsi que divers intellectuels médiatiques au cours de la décennie écoulée.
En revanche, nier qu’il ait existé, qu’il existe une frange terroriste serait tout aussi malhonnête. En vue de nous permettre une meilleure lecture plus rigoureuse de ces dynamiques, Montassir Sakhi distingue 3 idéaux-types au sein de ceux qui sont partis en Syrie :
1) des jeunes non initiés découvrant la solidarité musulmane dans la temporalité du printemps arabe ; 2) des combattants aguerris venus des terres de djihad, Afghanistan, Irak, Tchétchénie, etc. ; 3) des adeptes de la pensée du tawhîd (unicité) qui trouvent dans la lutte armée une modalité de formation d’un État et surtout d’une société imaginaire de l’islam. [p.209]
Ces 3 idéaux types ne sont pas pour autant exclusifs, l’enquête de Montassir Sakhi montre que certaines situations additionnent 2 ou 3 idéaux-types. Il n’est pas nécessaire de préciser que de telles distinctions n’ont pas eu cours et dans le discours autour de la question du Djihad et encore moins dans le cadre de la justice. Plus particulièrement à partir de 2014 et l’instauration des lois antiterroristes incriminant et sanctionnant tout départ vers la Syrie effectué à partir de 2011.
Emprisonnements et « déradicalisations »
À la suite de la désillusion qu’a constituée la révolution syrienne, nombre de ceux qui étaient partis en Syrie ont amorcé un difficile retour pacifique vers le pays d’origine. Des retours qui ne se sont pas faits sans encombre, puisqu’à partir de 2014, les appels pour frapper les pays européens se sont multipliés, à cela il faut ajouter l’instauration des lois antiterroristes. Ainsi l’écrasante majorité de ceux qui avaient émigré en Syrie s’est vue unanimement condamnée pour terrorisme, associée malgré elle à l’État islamique – qu’elle fuyait. À cela il faut ajouter les familles qui ont été injustement accusées de financer le terrorisme pour la seule raison qu’elles ont aidé leurs enfants quand ils se trouvaient dans les zones de guerre qu’ils essayaient de quitter justement.6
Par-delà la privation de liberté, nous avons vu, avec le collectif La brêche, la souffrance que constitue la prison et la nécessité d’en finir avec cette institution. Aux mutilations aujourd’hui banalisées de la prison, se sont ajoutées pour ces personnes des institutions comme le QER [Quartier d’évaluation de la radicalisation], comme en témoigne Rafik, un Français parti en Syrie et revenu en France au printemps 2014 :
Des gens sont venus nous parler en prison des « valeurs de la République ». C’était par exemple les conférences de Gilles Kepel. (…) Il est venu ensuite nous parler de l’histoire irakienne, de Zarqaoui [1966-2006, Al-Qaida en Irak] et d’Abou Hamza al-Mouhajir [1968-2010, État islamique d’Irak]. Mais il a fait beaucoup d’erreurs, les frères l’ont recadré là-dessus.(…) En vrai, ses connaissances sont destinées aux plateaux de télévision et à un public large à qui il peut dire ce qu’il veut. Mais devant un public carré, tu ne peux pas dire des choses erronées. Ce n’était pas des frères pro-État islamique, mais ils connaissaient très bien le sujet. Nous l’avons remis à sa place.
(…) Après Kepel, c’était le tour de son élève, Hugo Micheron, qui est venu quelques semaines plus tard. Après sa conférence, il est devenu tout rouge. Il est venu nous dire ensuite : « Est-ce que ça ne vous dérange pas que je vienne vous voir au parloir pour faire des entretiens individuels ? » […] Il voulait juste écrire son livre arrogant sur nous[. Pour faire les entretiens en prison, il [courait] derrière nous en nous disant : « Vous avez de grandes connaissances et je veux que vous m’expliquiez des choses que j’ignore. » C’était pour s’approcher de nous et pour qu’on l’accepte. Après, sur les plateaux de télévision, il a fait son arrogant et il nous a insultés. Et quand tu vois ce qu’il a écrit dans son livre, il nous décrit comme si nous étions des demeurés et des vicieux. […]
Après, c’est David Thomson qui est venu faire son business en prison. Je l’ai vu à la télé et j’ai entendu comment il parlait de nous. Je me souviens quand il est venu nous voir en prison, sans vergogne il nous lançait : « Ça va la ‘aqida ? » [Ça va le credo ?]. Tu imagines la question arrogante qu’il lance comme ça, devant tout le monde, à chacun d’entre nous ? […] Quand tu lis le bouquin de David Thomson, c’est […] vraiment un ramassis de clichés. En prison, il avait carte blanche de l’administration. [pp.244-245-246]
On peut légitiment interroger ce type de méthodes et de procédures, la volonté de dispenser une sorte de vérité historique soi-disant absolue. Ainsi se dévoilent les travers de cette politique de soi-disant « déradicalisation », ignorante même des raisons qui ont motivé nombre de départs et de retours vers et depuis la Syrie. Ces personnes ayant vécu la révolution syrienne comme un échec. Comme le souligne Montassir Sakhi, les thèmes de « doute » et de la « peur de l’erreur » dominent les entretiens qu’il a réalisés, des thèmes totalement absents dans la littérature sur la radicalisation supposée expliquer les départs [p.252].
Lecture fallacieuse des attentats
Il s’agira ici, dans un premier temps d’affirmer que la responsabilité du terrorisme politique que l’on a connu en France et en Belgique, notamment, est d’abord et avant tout celle des auteurs de ces attentats. [p.284] Pour autant, cela n’exonère en rien de prendre au sérieux et d’analyser froidement ces situations, en n’interprétant pas ces attentats comme un djihad politique ayant pour but de prendre le pouvoir, une sorte de choc des civilisations à l’envers. Comme le montre Montassir Sakhi, les attentats en Europe au nom de l’islam ont atteint un pic pendant l’intervention militaire étrangère en Syrie, leur fréquence diminuant avec le retrait des soldats étrangers et le recul de la guerre directe — sans oublier que l’attrait que constituait un départ en Syrie a fortement diminué à partir de l’instauration de l’État islamique, ce dernier constituant une désillusion pour nombre de musulmans. [p.278]
Comme le souligne très justement Montassir Sakhi le fait de supprimer le lien entre les attentats perpétrés en Europe et la coalition internationale contre Daech et l’EI interdit « toute réponse satisfaisante aux familles des victimes du terrorisme ». [p.274] Pourtant, les discours de l’EI7 et de nombre de terroristes8 étaient on ne peut plus clairs, présentant explicitement les attentats comme des représailles à l’encontre de la coalition internationale. Sans cautionner les attentats perpétrés en Europe ni déresponsabiliser les auteurs de ces crimes, il est pourtant nécessaire d’en préciser les motivations véritables.
Nous n’avons fait ici qu’effleurer La révolution et le djihad, ouvrage riche et important tant il nous permet de saisir au mieux les enjeux de la révolution syrienne, des départs vers la Syrie et des conséquences, le plus souvent tragiques, pour ces personnes parties dans le cadre d’une quête s’inscrivant dans des liens de fidélité aux valeurs de solidarité religieuse apprises dans la famille, notamment. On soulignera la manière dont l’ouvrage de Montassir Sakhi nous donne à entendre les voix de ces acteurs, de leurs familles, d’appréhender au mieux leur parcours, bien loin des caricatures.
On regrettera cependant l’absence d’une critique du capitalisme, dans la mesure où cette organisation sociale contribue largement — pour ne pas dire subsume — à l’ensemble des problématiques évoqué tout au long de La révolution et le djihad.
1L’ouvrage est issu d’une thèse soutenue en 2010 à Paris 8 sous la direction d’Alain Berho voir : https://www.theses.fr/262188309
2En effet, on peut questionner le choix de ce qualificatif « ordinaire » pour désigner ces personnes, dans la mesure où cela nous semble renvoyer, implicitement, à des catégories tout aussi floues que celles de « peuple ». Comme s’il y avait d’une part des personnes dites ordinaires et d’autres extra-ordinaires.
4 Et comme en témoigne Tarek : « La révolution, à ses débuts, n’avait aucune idéologie : ” Le peuple veut faire chuter le régime “, point. On était influencés par les printemps arabes, par ce qui se passait dans les pays de la région. » [p.58]
5 Lecture des évènements que confirme Abou Youssef [combattant Syrien]: « Les Frères musulmans sont arrivés sur le tard, ils ne font pas partie du hirak initial. Et c’est pareil avec le Front Nosra [lié à Al-Qaida] et Daech [l’État islamique] : ils n’étaient pas dans le hirak. Les organisations sont arrivées bien après. Le hirak est populaire, il n’est soumis à aucune organisation, il n’émerge d’aucune organisation » [p.72]
6 Il ne faut pas également oublier les enfants et les femmes restés longtemps détenus dans les camps de réfugiés et les hommes incarcérés dans des conditions inhumaines dans les prisons kurdes au nord de la Syrie.[p.44]
7En témoigne le communiqué de l’EI à la suite des attaques terroristes du 13 novembre 2015 : « Que la France et ceux qui suivent sa voie sachent qu’ils sont en tête de liste des cibles de l’État islamique et que l’odeur de la mort sera dans leur nez tant ils sont à l’avant‑garde de la campagne de croisade [de la coalition internationale]. Ils seront notre cible tant ils osent insulter notre Prophète, que la paix d’Allah et ses bénédictions soient sur lui, et tant ils se glorifient de la guerre contre l’islam en France. Ils seront notre cible tant ils frappent les musulmans dans la terre du califat par leurs avions qui ne peuvent les défendre dans les rues puantes de Paris. Cette ghazwa [razzia] n’est que la première pluie et un avertissement pour ceux qui veulent la méditer » [p.274]
8 Ainsi, Salah Abdeslam, seul survivant du commando terroriste du 13 novembre 2015, déclare au procès de Paris sans aucun regret : « Les attaques, c’était des opérations militaires qui avaient pour but de faire cesser les bombardements de la coalition.» Et de réitérer froidement : «[Les auteurs des attaques] ont répondu à l’agression de la France et de l’Occident. Et s’ils ont tué des civils, c’était pour marquer les esprits »[p.275]
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