À la lecture de La chair du politique , dernier numéro de la revue Sensibilités des éditions Anamosa, on sort avec l’idée qu’effectivement, à y regarder de près, c’est d’affectivités qu’il en va en politique. « La chair du politique » parce que le sentiment fait et défait l’engagement, l’engagement fait et défait le sentiment.
Ludivine Bantigny, Deborah Cohen et Boris Gobille, La chair du politique, Anamosa, août 2020, 176 p., 22,00€.
Le sensible est d’emblée au cœur du politique[p. 13], cette affirmation est portée d’emblée par les trois coordinateurices de ce numéro, et déploient, à partir d’elle, des recherches qui vont explorer cette co-construction entre les émotions, les sentiments, les affects et le politique. Les multiples liens entre ces questions ont été trop souvent malmenés, niés. L’idée qu’une émotion ait une portée politique et que c’est de la politique que cette émotion puisse naître n’est pas encore acquise aux yeux de tous. Il suffit de lire et d’écouter certains journalistes, politiques et (soit-disant) experts nous parler de la “grogne” des gilets jaunes pour se rappeler que les émotions sont immédiatement discréditées politiquement.
Il s’agira, tout au long de cette recension, de relever certaines pistes qui nous parlent, nous interpellent ; ressenties comme politiquement fécondes. Cela convient parfaitement à la manière dont les articles sont écrits et à la méthode utilisée : l’hypothèse de départ n’est pas vérifiée par une conclusion liminaire qui la validerait mais par le fait, qu’en acte, chacune des contributions témoigne des nombreux rapports qu’entretiennent sentiments-émotions-passions avec le politique et réciproquement, les ré-agencements, les relances, l’intensification ou l’épuisement par le politique des sentiments-émotions-passions. Il faut aussi mentionner, d’emblée, l’excellent travail graphique et esthétique, qui se retrouve dans l’ensemble des publications des éditions Anamosa.
Les pistes développant ce rapport entre politique et passion, politique et émotion ne se revendiquent en aucun cas une quelconque “neutralité axiologique”. Leur conclusion n’est pas neutre pour un·e militant·e qui sait et sent que son engagement prend pour bases certaines affections et qui sent aussi que ces affections peuvent changer au gré des évènements politiques. Si on devait se demander quelles applications théoriques et pratiques tirer de cette lecture, ce serait la mise en cause de la {Raison rationnelle et rationalisante} qui nie aux sensibilités leurs relations avec le politique, dissimulant le fait que le politique joue directement sur la chair du sensible, prohibant la colère de la foule tout en ramenant cette colère à l’unique rang de caprice. Pas d’anthropomorphisme de la Raison ici, il suffit encore de revenir vers quelques (soit disant) journalistes et éditorialistes pour personnifier concrètement celles et ceux qui nient :
1- L’importance des sentiments.
2- L’égale considération qu’il y a à porter aux sentiments et à la raison.
Ainsi faut-il nous confronter à l’idée que « {la raison est inséparable de l’individualisme bourgeois tandis que le peuple, nécessairement pensé comme groupe, comme masse, peine à accéder à cet idéal solipsiste. } » (p. 19) Confrontation dont nous pouvons tirer trois enseignements ;
▪ Non, les sentiments-émotions-passions ne sont pas un moyen ni une fin politiques indignes, plus bas que la raison. Julie Pagis le rappelle en indiquant que lorsque la raison « arrive » dans le développement du rapport à la politique, ce n’est jamais en éclipsant le sentiment mais toujours en venant de manière seconde vis-à-vis de lui ; non pas sur lui comme surplombante mais après lui parce qu’il lui est nécessaire. Elle prévient qu’il est « superficiel et surtout erroné de parler d’un “stade affectif ” qui précéderait un “stade argumentatif “» : « le rapport affectif au politique se maintient avec le temps et reste d’ailleurs inextricablement lié aux autres formes de rapports au politique » [p. 98].
▪ Ce qui conduit à refuser la Raison comme échelle et fin à l’aune de laquelle organiser et évaluer les différents ressorts de l’engagement politique et des sensibilités. C’est parce qu’elles le {sentent} à même leur corps (ce qui doit être caché et lissé autant que ce qui doit être entretenu et mis en valeur) et le ressentent au travers de leurs sentiments (ceux qui leur sont interdits et ceux auxquels elles sont ramenées) que les femmes qui se lancent dans le féminisme étudiées par Ludivine Bantigny ont leurs raisons de le faire.
▪ Ce qui n’indique pas qu’il n’y ait pas de raisons raisonnables et rationnelles de s’intéresser aux logiques sensibles et affectives qui meuvent l’agir politique et à ce que cet agir politique fait à ces logiques. Il n’y a pas d’aveu de faiblesse – loin de là – de se porter vers cet objet d’étude que sont les sensibilités et à affirmer leur opérativité.
Parmi ces pistes, j’en retiens quatre. Des pistes, cela veut d’abord dire des questionnements qui, s’ils sont explicitement traités comme tels, ne font pas l’objet de la même analyse : j’essaye de retracer ces parallèles. Mais des pistes, ce sont aussi des invitations à regarder politiquement ce que des chercheuses et chercheurs en sciences humaines et sociales trouvent à dire sur les données sensibles du politique, question qu’on gagne à se poser pour venir inquiéter notre engagement, pour « prendre du recul sur la lutte, moment sensible de mise en commun où se partagent les émotions, les expériences et les interrogations. » [p. 66]
Le corps
S’il n’est pas traité en tant que tel, l’objet corps se retrouve au fil des articles. Les analyses de Julie Pagis tournent autour de la représentation des hommes et des femmes politiques, demandant à des enfants de les représenter en dessin. Acte riche de sens puisque s’y lit l’avis de l’enfant sur le candidat (comme celui qui représente Marine Le Pen sous les traits d’une personne en surpoids pour en exprimer la détestation). C’est également le corps dressé des néo-fascistes italiens commémorant Mussolini, fiers et droits, que décrit Stéphanie Deschézelles : des corps disciplinés, dans la symbolique fasciste d’une communauté combattante, par « {la répétition codifiée de rituels visant à faciliter l’intériorisation et l’incorporation des formes idoines du s’émouvoir ensemble } » (p. 70). Ce qui n’empêche pas, dans des micro-moments, qu’ils vacillent ; ce qui n’est pas tant la marque de sentiments ambivalents mais de sentiments qui localement ne collent pas tout à fait au discours mémoriel dont le corps se fait le réceptacle (lorsque le geste du salut est mal effectué, trop tardif ou trop mou, ou lorsque le visage laisse transparaître une certaine réticence avec des regards et des moues qui s’échappent du rituel).
L’intérêt pour le corps est tout autant central pour les femmes qui rejoignent les mouvements féministes des années 70 dans la lutte pour une « partition du sensible renouvelée et politique » [p. 64]. Afin de conscientiser et déjouer « la violence faite aux femmes, qui s’en prend tant à leurs mots qu’à leur corps, elles recourent notamment à la critique de leur mise en « compétition-rivalité » par la dénonciation des concours de beauté : refus d’une réduction à un pur corps en vue de la réappropriation de celui-ci. L’interpénétration entre données sensibles (émotives et corporelles) et le politique est aussi mise à nu par l’acte de viol et ses conséquences sur les femmes qui le subissent. D’où des groupes d’action dans lesquels des femmes s’auto-organisent en vue de se défendre et se soutenir ; car « l’intériorisation du traumatisme physique et psychique exige une écoute patiente des sentiments » [p. 65]. Le « partage du sensible »[1]« J’appelle partage du sensible ce système d’évidences sensibles qui donne à voir en même temps l’existence d’un commun et les découpages qui y définissent les places et les parts … Continue reading se fait ainsi partage des corps, partage à-même les corps.
Le cadre
Par cadre, j’entends le partage pris génériquement, ce qui autorise ou interdit les sentiments et émotions dans une société donnée. L’étude de Sophie Wahnich est ici particulièrement intéressante : elle identifie deux modes différents de production et de contrôle des sensibilités durant la période révolutionnaire, qui donnent à voir des économies émotives. Les sensibilités sont ainsi régies par une certaine organisation et autorisation du dicible et de l’indicible. Elle forge la notion de « régime émotif » pour « décrire des formes d’expressivité des psychismes historiquement configurés, la manière dont socialement cette expression est réglée en terme d’inscription » (p. 150). Cet état donné du partage entre légitime et illégitime témoigne des interactions entre pouvoir et population : il permet de saisir, pour les différents moments de la Révolution,
… comment sont régulées les émotions collectives quand elles sont articulées à des demandes de lois ou plus largement de justice, comment aux émotions populaires répondent des acteurs sensibles au malheurs des temps, ou au contraire abdiquent l‘indifférence à ces malheurs.
p. 148
Elle identifie ainsi un régime émotif thermidorien, de l’exécution de Robespierre et la tentative d’en finir enfin avec l’épisode révolutionnaire après la « Terreur » jusqu’au Directoire. Il se caractérise par la privatisation des émotions qui doivent être cachées et retirées de la place publique et la délégitimation du rôle des émotions dans la pratique politique tout autant que de leur traduction par les représentants politiques. Cette perspective est féconde : avec chaque pouvoir politique s’articule un certain régime émotif. Pour le relever, l’analyse est portée sur les dispositions particulières régissant, au sein de telle société donnée, l’inscription, la gestion et la légitimation des émotions.
Où et comment les émotions s’expriment ?
Lesquelles sont mises en avant, appuyées, ou au contraire récusées, prohibées ?
Cette entrée par le cadre démontre qu’il n’y a pas les sensibilités d’un côté et, de l’autre, le politique qui viendrait s’appliquer sur elles dans un second temps seulement. Une norme, pour opérer « l’actualisation de codes intériorisés et incorporés, qui autorisent et interdisent, prescrivent et proscrivent » [p. 72], se fixe à-même les sentiments et non pas au-dessus ou après eux.
C’est également par un partage qui scinde que peut se comprendre la “souffrance” des hommes se tournant vers le féminisme pour dénoncer le régime patriarcal et viriliste, générant, selon Alban Jacquemart, une « aliénation des hommes par la domination masculine qui appauvrirait leurs capacités émotionnelles et relationnelles » [p. 45]. L’analyse du cadrage des sensibilités d’une société donnée permet de relier les expressions affectives à la nature particulière du pouvoir en place, pour articuler l’une et l’autre.
Le temps
L’agir sensible du politique n’est pas du ressort simple du surgissement pur mais provient d’une sédimentation sociale et historique. S’il y a production déterminée des sensibilités, ne serait-ce que par l’habitus[2]« l’habitus est le produit du travail d’inculcation el d’appropriation nécessaire pour que ces produits de l’histoire collective que sont les structures objectives (e. g. … Continue reading qui se forge durant la socialisation, il est tout aussi éclairant d’observer les modifications, les brusques ou imperceptibles changements des émotions : « les dispositions sensibles se renouvellent et ne sont jamais figées mais encore s’élaborent » [p. 15]. Ainsi, les émotions propres à leur idéologie ressenties par les néo- fascistes italiens sont, selon Stéphanie Dechézelles, aux prises avec ces deux échelles de temporalités en contact permanent. Leurs sensibilités « s’actualisent tout autant à travers des formes de routinisation et des processus de socialisation qui en assurent la transmission d’une génération à l’autre, que lors de moments critiques ou en réaction à des évènements conjoncturels qui les mettent à l’épreuve » [p. 79] : renvois entre temps long et temps court. Les sensibilités sont une donnée importante de l’action des groupes sociaux, elles sont dotées d’un poids sur le cours des évènements politiques : les données sensibles ne sont pas une simple caisse d’enregistrement des évènements qui leur seraient extérieurs, elles sont l’invitation autant que le support d’un engagement qui vise à produire un évènement, à agir sur lui. Par exemple, c’est parce que les émotions évoluent dans les consciences sensibles au fil du XVIIIe siècle, que, selon Lynn Hunt, l’idée politique, philosophique et juridique des droits de l’homme a pu advenir. Au travers de supports, comme les romans, s’est développée une certaine émotion : l’empathie. Toutefois, cette thèse comporte des limites comme le souligne Antoine Lilti, de par le rôle trop important qu’elle accorde à la diffusion culturelle de données affectives qui trouveraient ensuite un débouché politique par leur mise en application. Si relation il y a, elle n’est pas directe : la littérature accompagne plus qu’elle ne fait émerger l’ouverture politique de droits de l’homme. De plus, dans une autre perspective, les sensibilités ne sont pas figées et peuvent être significativement modifiées à l’échelle d’un évènement. Ainsi, « si les sensibilités préparent les événements critiques, elle y sont tout autant bousculées et modifiées .» [p. 19]
Une quatrième échelle de temporalité est observée : le temps qui suit l’évènement politique. Les moments ultérieurs sont l’occasion d’une ré-élaboration du sens politique de l’évènement, ré-élaboration portant sur les données sensibles et permise par ces dernières. Étudiant les mises en récit de l’expérience Nuit Debout par des participant·e·s, Federico Tarragoni relève le « circuit de l’émotion politique » [p. 92], qui opère par restitution des émotions ressenties durant l’évènement, prise de distance réflexive vis-à-vis de celles-ci, prise de distance qui elle- même produit de nouvelles émotions sur le sens de l’événement. L’émotion « se joue sur le vif de l’événement et dans l’après coup de son élaboration collective »(p. 93]. Si différentes échelles co-construisent les données sensibles du politique, c’est donc par un jeu de renvois qu’elles préparent et ouvrent le temps de l’agir politique et sont modifiées et ré-élaborées par son émergence.
Le surgissement dans l’évènement
Le surgissement du sensible dans l’évènement entretient des liens avec le cadre et le temps, dont il serait une sous-catégorie. Ou plutôt il se situe à leur intersection et est donc un plan singulier du politique, celui où le cadre éclate dans le cours de l’évènement. Comme le synthétise Piroska Nagy :
L’émotion, comme l’évènement, apparaît toujours comme une brèche, une rupture dans le cours ordinaire des choses : l’émotion est mouvement et son expression, sa performance ou pratique provoquent – et sont provoquées – l’évènement, le mouvement et le changement.
p.31
Le sensible met à égalité : il ne revendique pas l’égalité mais la pose. C’est ainsi que si un cadre dicte et organise ce qu’il peut en être, il est soumis au surgissement d’une discordance qui vient le heurter. Après avoir déterré des ossements humains lors d’un chantier public, les ouvriers terrassiers de 1848, étudiés par Emmanuel Fureix, en revendiquent fièrement la propriété et festoient à l’occasion de cette découverte. Ils bousculent ainsi les assignations dont ils font l’objet. En célébrant conjointement le vote de la Constituante le 25 avril 1848 (premières élections au suffrage universel masculin, appliquées par la Seconde République naissante) et les trouvailles souterraines, l’acquis révolutionnaire tout juste expérimenté et des ossements, ils prétendent ainsi « {décréter ce qui fait évènement} » (p. 39). Emmanuel Fureix écrit : « C’est par l’incorporation sensible que s’accomplit la politisation de la découverte archéologique : les restes exhumés sont incorporés dans l’expérience révolutionnaire du moment et appropriés par le collectif ouvrier.» [p. 38] Le cadre est mis à mal, même si on perçoit sa prégnance lors de la demande de précision et de datation des ossements par les ouvriers, qui donnent à voir une certaine déférence à l’égard des élites locales. Ou plutôt : c’est parce qu’il s’y intéressent, qu’ils cherchent à savoir ce qu’il en est des ossements (leur date, leur provenance, prévenir les autorités par une lettre) et qu’ils fêtent leur découvertes personnelles (ce qui en symbolise la propriété) que, du même coup, ils outrepassent le cadre. Le cadre malmené encore : Nathalie Quintane qui expose ses pratiques d’écriture. Elle s’intéresse notamment à l’acte de « {re-transcription} » (p. 161), soit l’opération par laquelle sont menés les « choix de découpage, et donc de coupe, de passage à la ligne ». Dans Les enfants vont bien [P.O.L, 2019], elle retranscrit des paroles prononcées au sujet des camps de migrants. Le surgissement est institué par la co-présence sur la page de deux paroles : celle des producteurs de la misère des migrants et celle qui en témoigne, qui s’active pour y remédier. Une double page est présentée dans laquelle sont retranscrits deux discours. Le premier, prononcé lors d’une communication officielle de l’exécutif est destiné à un groupe précis ( signe que les paroles sont tout autant des adresses ) : les policiers et gendarmes auxquels sont promis « une prime exceptionnelle de résultats ». Résultats d’un dispositif répressif de gestion raciste qui, selon certains donc, serait à récompenser. Juste avant, littéralement puisque c’est au bas de la page précédente, une communication interne au Centre d’accueil et d’orientation notifie que les bénévoles ont « pour la première fois dû faire face à des familles réfugiées, sans logement, sans aucune aide avant la demande d’asile » [p.56 ]. Le cadre est présent, toujours prégnant : dans l’objet des paroles mais aussi dans leur modalité d’écriture sur la page, celle des bénévoles en police réduite au bas de la page et celle des ministres-de-l’Intérieur-Présidents-de-la-République en gros en haut de la page. Mais la découpe opérée au sein des discours et leur collage sur la page dérange, heurte. Elle restitue la condition d’hommes et femmes, enfants et adultes face à ceux qui la produisent. Pas une littérature politique mais une certaine politique de la littérature, dans laquelle les données sensibles du politique (de Nathalie Quintane autant que de Manuel Valls pour le coup) se donnent à voir sur la page.
Références
↑1 | « J’appelle partage du sensible ce système d’évidences sensibles qui donne à voir en même temps l’existence d’un commun et les découpages qui y définissent les places et les parts respectives. Un partage du sensible fixe donc en même temps un commun partagé et des parts exclusives. » Lire l’entretien de Jacques Rancière chez Multitude. |
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↑2 | « l’habitus est le produit du travail d’inculcation el d’appropriation nécessaire pour que ces produits de l’histoire collective que sont les structures objectives (e. g. de la langue, de l’économie, etc.) parviennent à se reproduire. sous la forme de dispositions durables, dans tous les organismes (que l’on peut, si l’on veut, appeler individus) durablement soumis aux mêmes conditionnements, donc placés dans les mêmes conditions matérielles d’existence. » Pierre Bourdieu, Esquisse d’une théorie de la pratique, Le Seuil, coll. Points Seuil, 2000 [1972], p.282. |
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