Dans et par le poème, l’ironie, parfois acid(e)ulée, Katia Bouchoueva trace les contours d’une certaine “douce France” à l’idéologie rance ; avec des pointes de féminisme et d’antispécisme
Katia Bouchoueva, Doucement (!), Publie.net, 2020, 104 p., 12€ [epub, 5,99]
Doucement (!) manifeste dès sa première page une distance naïve, ironique, permettant de nommer « en douceur » des sensations par le biais d’images que l’on pourrait qualifier d’enfantines ou de kitsch : « sous la doudoune rose du coucher de soleil, / continue le chant », « l’éternité est un été pluvieux / Dieu est une grenouille ». Le choix des mots est marqué par une liberté qui pourrait être l’apanage de l’enfance, à l’intérieur d’un rythme lui-même délivré du vers classique. L’autodérision double cette libération poétique d’un humour qui confère aux textes une légèreté, un rythme, d’une apparente désinvolture. Les poèmes de Doucement (!) s’éloignent par là de la gravité lyrique du vers classique : si la rime est parfois présente, elle est ni inconsciente ni ne relève du simple hommage, mais elle se fait pastiche assumé. C’est la même chose pour les vers reconnaissables, comme l’hexamètre souvent déguisé dans la production contemporaine – un hexamètre n’étant au fond qu’une moitié d’alexandrin. S’appuyant pour son titre sur la chanson de Charles Trénet Douce France (dont quelques vers sont cités en épigraphe), Katia Bouchoueva semble dès le départ prendre pour thème principal celui de la France contemporaine – post-Gilet Jaunes. Derrière l’appel naïf à la douceur se dissimule un humour corrosif et ingénieux, qui prépare une critique de ce qu’est la situation sociale en France :
vous et vos trains, vos quais, vos rails,
vous et la France,
tendre pays, tendre peau couverte
d’une petite brume, d’une mousse verte.
Ce pacte de lecture sera l’objet d’un jeu entre la poétesse et ses lecteur·ices, cherchant dès lors à percevoir, sous la désinvolture des rythmes et des images, une charge critique dissimulée.
Mélange des tons, des genres :
Le premier enjeu notable du recueil, est la question féministe. Dans une ressouvenance des chansons et des contes, le statut des femmes est ironiquement placée dans une sorte d’éternelle enfance (« état moral » qui les circonscrit encore trop souvent), laquelle est pourtant confrontée aux tâches ménagères comme aux violences :
Ma douce, si vous regardez les croûtes,
si vous touchez aux plaies,
et en plus si vous vous mettez à laver/gratter
que de doute, que de doute,
dans les têtes des petites fées
Pour sortir de cet état, le recueil prône d’abord comme échappatoire la voie de la violence et de la prédation. Devenir moralement « majeur » c’est endosser ses choix individuels et, dans une société capitaliste, accepter la part de violence nécessaire pour capter ce qu’on veut obtenir (qui devrait être un dû). Quitter « l’enfance » c’est donc réussir à participer à cette violence, se montrer capable de rejoindre les chiens, les lions qui pullulent à l’autre bout du jardin (ce lieu clos et protecteur pouvant représenter l’enfance ou la case dans laquelle est enfermée la vie des femmes : la fameuse ménagère) :
Ne tombe pas du balcon Marion
Loup a nourri son bataillon,
mal : sans amour, sans chaleur.A l’autre bout du jardin : chien et lion
seuls contre tous.
Sois l’un des leurs
– ils seront millions.
Loin d’être une injonction prise au premier degré, ce ton naïf sert de contrepoint aux discours environnants (ceux du capitalisme) ; Bouchoueva montre toute la vanité d’un constat facile, cynique, qui mène à accepter la prédation. Pour accroître cette charge accusatrice, les textes brouillent les qualités traditionnellement assignées au masculin et au féminin. Les genres sont ici présentés comme des zones floues, interconnectées : « Les anges asexués et ceux qui ont un sexe / et ceux qui en ont deux – traversent, traversent ». Le mouvement ne vient pas tant d’une essence immuable, que de la liberté laissée à chacun de traverser ces frontières ; ou de les ignorer. Par exemple le poème « Fils » illustre par excellence cette porosité des genres : un imaginaire du tissu confortable et de la tendresse est appliqué à la figure masculine du fils. Les adjectifs « transversal » et « innovant » peuvent être lus à l’aune des études de genre : le fils est trans(versal), il innovera dans ses qualités futures, quelque soit le genre assigné à sa naissance – qu’il soit cisgenre ou non :
Tu seras transversal et innovent,
fils de Sofiane et Jennifer,
tu feras l’affaire,
homme hybride,
vide de son,
rempli de temps.
En 2030, digne fils de tes parents,
tu plantes ta tente rose
tissée en poil de tendresse,
en laine de psychose,
en coton de la sagesse
sur les toits des bâtiments
…
pose, pose, entrepreneur de talent,
du ciel tout plein
Quand les animaux s’expriment (aussi) :
Par suite logique, la question du féminisme débouche sur celles de l’antispécisme. Dans leur qualité conjointe de victimes de la domination, en tant qu’« objets de consommation », les animaux rejoignent la condition de femme et, prenant la parole dans certains poèmes, révèlent avec la même naïveté critique l’exploitation qui est faite de leur corps :
des tas
d’oiseaux tombant qui disent : “non nous ne sommes pas des repas à réchauffer,
nous sommes de petits cadavres à chanter
Appelés à prendre la parole au même titre que les humains, hors d’une frontière taxinomique et spéciste qui les placerait en tant qu’altérité, le rang laissé aux animaux contribue au mouvement de libération déjà mis en place dans le recueil. Ils font eux-même partis d’un territoire, d’un pays, d’une communauté, ce qui leur laisse une place et un certain nombre de droits, ici celui de la douceur : « Les voix de la forêt essaient de leur côté : / « La France se trouve dans quelque chose de doux / qui pousse sur vous / les bêtes, sur vous les hommes ». Les textes n’opèrent pas simplement un brouillage des genres, ils s’appliquent à élargir au maximum ce que peut contenir la notion de vie commune. Le livre explore ainsi tous les brouillages “identitaires”, dans une incessante remise en cause des limites fixées par l’idéologie conservatrice. Les animaux du recueil sont confrontés aux mêmes problèmes que ceux des êtres humains, survivre, constituer des réserves : « Tôt le matin / pleure l’écureuil : « rien du tout, rien du tout, / même pas un rouble, même pas un dollar. », c’est enfin dans une combinaison inattendue que la mère léopard (animal représentant généralement la prédation) se voit prendre sous son aile ceux qui ne peuvent survivre dans un monde capitaliste :
Donc elle arrive
et il faudra l’accompagner,
maman léopard ayant adopté toutes les faibles espèces.
Douceur contre action :
Mais si la portée critique du recueil passe par un décentrement (à travers l’euphémisme et l’ironie), elle finit par s’enfermer dans son piège rhétorique. En usant de manière satirique de l’injonction faite à tout mouvement populaire, visant à refroidir la colère des revendications sociales (un mouvement que les gilets jaunes ont incarné), la parole poétique finit par produire elle-même une atténuation, une invitation au calme, au repos, impropre à obtenir ce que l’on revendique. La capacité d’action y est niée, les textes se focalisant finalement sur la sphère limitante (bien que légitime, il est vrai) de la blessure intime :
Ni syndicat
ni parti,
ni rassemblement citoyen, ni manifestation,
ni séminaire hors les murs –
aucun de ces dispositifs
n’aidera à guérir
la rouge blessure,
le rose mépris
sous un pull en cachemire.
C’est le « ! » entre parenthèse du titre qu’il faut ici questionner. Au premier abord, il semble être un moyen de décupler ironiquement l’appel à la douceur, au consensus ; mais cette mise entre parenthèses peut tout aussi bien laisser entendre la minoration de l’action politique (suggérée par ce signe de ponctuation). Un adoucissement qui anticipe le propos que tiendra le livre par la suite. Si le recueil est une réussite esthétique, puisqu’il met en place un régime ironique fonctionnel, il faut remarquer qu’à bien des égards, sur la question du soulèvement populaire ou de l’action politique, le point de vue adopté est celui des dominants. Les images de neige, de crépuscule, ou de tissus confortables finissent par devenir le point de chute de l’horizon d’attente poétique. Un monde ayant retrouvé son calme et son consensus :
Avec la deuxième bise de ton bonjour
ou bien avec la troisième bise de ton au revoir
tu m’as filé un papillon bizarre,
un hélicoptère militaire.
Je rêve donc maintenant
Voilà le rêve :
une foule étrange : bourgeoises énervées et lascars tout tendres,
soixante-huitard, femmes de ménages, contrôleurs,
citrouille, cailloux, brindilles, oranges, pommes,
fils à papa et jeunes filles wesh wesh –
une foule heureuse, dont une partie descend jusqu’à la Drôme,
une autre jusqu’à l’Ardèche
Cette méfiance envers l’action pousse le recueil à manquer son but initial. La stratégie de dérision, qui fonctionnait dès le départ, débouche finalement sur une impasse. En faisant le constat de l’incapacité sociale (et de l’échec de la gauche institutionnelle), la parole poétique ne permet pas de libérer le « ! » de ses parenthèses. Si la douceur peut être une forme inattendue d’engagement, elle doit se prémunir du consensus, qui ne permet pas le débat ou l’acquisition de nouveaux droits. C’est ici peut-être que le recueil ne va pas au bout de son engagement politique, comme du pacte de lecture qu’il avait noué dès son ouverture avec ses lecteur·ice·s. Il reste néanmoins un excellent recueil, d’une liberté formelle et de dérision rendue essentielle dans un champ poétique qui tend à renouer avec les facilités poétiques d’antan : la gravité classique, le lyrisme et ou l’intimité restrictive. Son mérite réside tout entier dans son décentrement, dans sa recherche permanente d’une forme de parole poétique commune.
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