“Aux vies anecdotiques” , par la succession des poèmes qui le composent, nous offre un recueil éminemment politique, radicalement poétique.
Karima Ouaghenim, Aux vies anecdotiques, éditions Blast, 2021, 72 p. 11€
Aux vies anecdotiques de Karima Ouaghenim est un de ces recueils de poésie dont les vers vivent et transpirent le politique, dimension qui s’exprime d’abord par la structure éditoriale qui porte le livre, les éditions Blast ; maison toulousaine fondée en 2019, qui compte au sein de son catalogue des autrices telles la regrettée Tal Piterbraut-Merx ou encore la poétesse algérienne Souad Labbize. Maison résolument indépendante et engagée – à contre-courant des groupes éditoriaux et de leurs simulacres d’engagement, nous vous en parlions ici. Cette dimension résolument politique traverse Aux vies anecdotiques et ce d’abord par les variations scripturales à l’œuvre dans le corps de ce recueil, se situant au plus près des luttes, à leur intersection, parvenant à chaque page non pas à simplement relever poétiquement la domination qu’exerce l’organisation marchande du monde sur nos existences, mais à en parcourir les fils ; de l’intime, du corps, de l’école, de la bourgeoisie, d’une certaine littérature… et c’est cette toile des dominations dont nous allons suivre le maillage.
Du corps d’abord
C’est bien à partir du corps, du corps féminin qu’est lancée cette geste poétique, tout au long du recueil on ne cessera d’y revenir, à ce corps que l’on contraint par un ensemble de procédés dits esthétiques et qui ne sont, dans les faits, qu’une emprise sur les sujets, succession de violences retournées contre soi en vue de la domestication. « Plaire, se plaire ; double esclavage. » écrivait déjà Violette Leduc en 1964 dans La Bâtarde, nous y sommes encore, sous des modalités différentes, faire couler la violence contre soi-même, dans les sujets.
Elle n’avait pas réalisé que ses poils de jambes lui permettaient d’escalader les murets, aussi les retirait-elle. Ce rituel avait tout des parcours ascétiques, de l’astreinte récompensée par les vents et postillons du soleil. Elle s’y employait comme on interrompt la germination des pommes de terre, cataplasmes de cires et de sucres dévorant l’épiderme ; ses mains, les épluchoirs de son propre corps.
p. 31
S’exprime également dans ce court extrait les vertus de la fameuse souffrance, on connaît ça, logique judéo-chrétienne de la souffrance salvatrice – celle qui est à l’œuvre également dans le concept de travail. On le connaît le refrain ; « il faut souffrir pour être belle ».
Du reste ensuite
Contrairement à une poésie toute actuelle centrée sur l’intime et le « moi » Karima Ouaghenim parvient dans et par le poème à dépasser le stade simple (simpliste ?) du constat, c’est là que réside la force de ce Aux vies anecdotiques, ne pas en rester à ces questions ou de les relier plutôt à tout un système de domination, dépassant par les vers l’atrophie du « moi » solipsiste trop répandue.
Quand la plèbe réclame la lumière, la bourgeoisie rayonnante de vices acclame en déplaçant le curseur : elle félicite les efforts, encourage le désir, construit l’arène où elle dictera les règles du mérite. Comme un enfant qu’on félicite pour son premier mot.
p.13
Les vers et leur succession parviennent ainsi à subsumer les questions relatives aux violences à l’encontre des femmes, des arabes et des lesbiennes et à les inscrire à la fois dans une logique systémique et dans un processus historique.
L’histoire fomente l’indécence
Éborgne, étouffe, tue
Puis abreuve de miettes
La répression : une noix qu’on musèle
jusqu’à ce qu’elle pourrisse
p.44
Matérialisme poétique, bien éloigné des essences, de cette poésie soi-disant pure qui ne se soucie ni des luttes, ni des violences, recroquevillée sur elle-même, sur sa soi-disant exceptionnalité, son désengagement qui n’est qu’une autre manière de dire : poésie bourgeoise. Le geste que pratique ici Karima Ouaghenim est d’en revenir à une poésie concrète aux prises avec les luttes, un geste poétique qui ose user de termes qualifiés de politiques, sortir la littérature (et la poésie) de son instrumentalisation identitaire, à l’école notamment, par l’enseignement des fameuses « grandes œuvres » et autres « grands écrivains » ; faire échapper la littérature à son devenir marchandise.
Les œuvres s’étripent
Dans les écoles demeure l’abrutissement
des protocoles
Ils disent qu’un peuple sans perspectives
vaut mille contemplations
L’argent se découpe comme une tranche de gruyère[1]Nous nous permettons de jouer ici aux rabat-joie tatillons en précisant que c’est l’emmental qui dispose de trous. : les affamé·es tombent toujours sur les trous
p.43
De la langue enfin
Nous avons évoqué à l’amorce de cette recension la variété formelle dont fait preuve Karima Ouaghenim tout au long de ce Aux vies anecdotiques, arrêtons-nous y justement. On notera d’abord ce vers singulier dont use la poétesse, dénué de ponctuation finale, cette ponctuation finale n’intervenant qu’à la fin de chaque poème, pour refermer un mouvement particulier. Les registres de langue varient, ils peuvent se faire soutenus, usant de termes recherchés [vileté, p.17 / éliciter p.23 / mélancolieuse p.45] ; la langue peut se faire familière ; on y retrouve également des emprunts récurrents à l’arabe notamment [traduits en note de bas de page]. L’usage de l’écriture inclusive est à souligner, comme nous l’avons vu plus haut le point médian fait également partie de la panoplie scripturale de Karima Ouaghenim, elle qui déploie une conception de l’écriture, de la langue.
En paquetant la langue pour tirer ses chimères, la voix devint aphone et mélancolieuse
Elle renonçait aux mots qui eux-même
Avaient perdu le goût de la bagarre du sens
p.45
Comme le vent, dans son poème, Karima Ouaghenim nargue la rhétorique, joue avec elle et se joue d’elle.
Références
↑1 | Nous nous permettons de jouer ici aux rabat-joie tatillons en précisant que c’est l’emmental qui dispose de trous. |
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