Art et production. — Pour une refondation de notre conception de l’art, une redéfinition de l’art. Arracher et l’écriture et le pinceau, la pratique artistique en tant que telle à la fétichisation bourgeoise. Une socialisation de l’art, que l’art réintègre la vie !
Boris Arvatov, Art et production, trad. Claire Thouvenot, Éditions Sans-Soleil, 130p, 19€.
Art et production, malgré le siècle qui nous sépare de sa parution, l’ouvrage continue de nous parler. Un siècle et pourtant il s’agit ici de sa première traduction en français, grâce aux éditions Sans-Soleil et à Claire Thouvenot de cette œuvre importante, importante dans la mesure où elle a eu une influence prépondérante sur des intellectuels tels que Walter Benjamin ou Frederic Jameson. Une telle influence pouvant s’expliquer par la manière dont l’auteur, Boris Arvatov [1896-1940] fait mouche sur nombre de questions autour des relations entre art et politique, entre les artistes et la politique. Si Art et production comporte de nombreux points aveugles, faisant plus figure de manifeste que d’un essai rigoureux, pour autant les questions qu’il pose, auxquelles il répond parfois, restent aujourd’hui d’une actualité encore vive.
Contre l’art bourgeois ; l’art du capitalisme
Art et production appréhende socialement et politiquement la position des artistes. Opérant une critique matérialiste du statut de l’« artiste », de l’« œuvre artistique», il démystifie des conceptions aussi réactionnaires que le « génie » ou « mystère ». Ainsi est-ce d’abord et avant tout une critique acerbe et lucide du capitalisme que porte Boris Arvatov, de l’art bourgeois qui lui est inhérent, ayant « individualisé les formes de la production artistique » tout en les « plaçant en dehors du processus social de production » [p.109].
– – – – La maison d’édition
Création : 2021, Marseille, Paris, Genève.
Forme juridique : Association.
Statut : Éditeur Indépendant.
Diffusion : Hobo Diffusion.
Distribution : Makassar.
Site : https://sans-soleil.com/
Ainsi Arvatov s’érige contre ce qu’il nomme les « arts ou les artistes de chevalets » ; à savoir les artistes isolés créant des objets n’ayant pas de lien avec le monde qui les entoure. Des productions artistiques qui existeraient seulement et simplement en tant que « ‘‘décoration’’, ‘‘luxe’’ ou ‘‘divertissement’’ ». Si Boris Arvatov fustige ce type de productions artistiques c’est parce qu’elles ne s’intègrent pas à la vie en tant que telle, que dans ce cadre capitaliste, marchand et bourgeois les produits artistiques sont essentiellement « consommés dans les moments de loisir, c’est-à-dire quand l’humain quitt[e] la sphère de la construction sociale. » [p.109]
Et c’est sûrement de ce point de vue que la pensée d’Arvatov se fait la plus précise, car pour Arvatov la manière dont sont considérés l’art, la pratique et les objets artistiques — tels qu’ils le sont encore aujourd’hui — découle de la division du travail opérée par le capitalisme, mais également de la création de disciplines1 [p.110], notamment artistiques. Ainsi la visée de Boris Arvatov est de réintégrer l’art à la vie, d’en user « comme instrument direct de construction de la vie »[p.110] et ce non pas dans la démarche du dandy qu’il critique avec virulence [p.116]. L’objectif étant à terme, non pas d’« esthétiser le social », mais de « socialiser l’esthétique » [p.111]. Afin de mieux saisir les enjeux de la démarche d’Arvatov dans Art et production, il nous faut revenir sur le contexte politique, social et historique de sa… production.
L’art de gauche et les Productivistes
BORIS ARVATOV
Dans un monde intellectuel – et artistique – plus dominé par l’aura des personnalités, de leur communication, mais également de leur longévité, plus que de la qualité de leur production intellectuelle ou artistique, il n’est pas étonnant que l’auteur d’Art et production, Boris Arvatov fasse figure d’illustre inconnu. En effet, à 27 ans, Arvatov est contraint de quitter la scène culturelle publique moscovite, passant le reste de son existence en sanatorium puis en hôpital psychiatrique . Malgré ces aléas et ces violences, Boris Arvatov poursuivra la lutte qu’il a menée, celle pour la réintroduction de l’art dans la vie, pour ce que l’on nomme l’art de production, publiant notamment, en 1926, l’ouvrage que nous évoquons ici Art et production.
La contextualisation de cette pensée, Claire Thouvenot, traductrice de l’ouvrage, l’opère dans la préface, qu’on peut lire sur Contretemps. Un contexte auquel Arvatov consacre la 3ème partie de l’ouvrage [L’art et la production dans le mouvement ouvrier]. Opérant dès lors une analyse tout à fait lumineuse de la manière dont la révolution d’octobre 1917 a profondément affecté le milieu artistique, menant à la naissance du « problème de l’art de production, comme résultat de la révolution prolétarienne, mais aussi comme pierre d’achoppement, sur laquelle a trébuché non seulement l’art de droite, mais aussi l’art de gauche. »[p.92] En effet, si l’art de gauche (ce que nous appelons aujourd’hui et rétrospectivement les « avant-gardes »2) a été un temps soutien objectif de la révolution politique, ce soutien « était plutôt de l’ordre du ‘‘négatif’’ : puisqu’il était nécessaire de combattre la contre-révolution » [p.89].
(Ré)Intégrer l’art à la vie
La visée de Boris Arvatov est donc avant toute chose de réintroduire l’art dans la vie, d’annihiler ces frontières, encore opérantes aujourd’hui, entre ce qui est considéré comme relevant de l’art, comme disposant d’une qualité artistique et d’autres productions. À cet effet, Boris Arvatov prône une redéfinition de l’art en tant que tel, de notre conception même de ce qu’est une œuvre artistique, ainsi le principal critère à l’aune duquel devrait être jugée l’« activité artistique » est, pour Arvatov et le LEF, sa « cohérence socio-technique » [p.97]. À savoir son usage ou pour le dire autrement, sa valeur d’usage. « Un objet de grande qualité, dont la construction est la plus plastique et adaptée, dont la forme remplit le mieux se finalité, est l’œuvre d’art la plus parfaite. » [p.97]
La refondation de la définition de la notion même d’art que portent Arvatov et le LEF pourrait être aisément taxée d’utilitarisme primaire, et on n’aurait pas tout à fait tort3. Mais on risquerait dès lors de caricaturer la pensée d’Arvatov, car la redéfinition du concept d’art qu’il prône a essentiellement pour but d’abattre les catégories qui régissent, encore aujourd’hui, notre manière de concevoir l’art. La manière dont nous opérons, malgré nous parfois, des hiérarchisations, entre des œuvres dites hautes et d’autres basses ; pour ne citer que cet exemple, la manière dont nous ne considérons comme appartenant à la poésie que ce qui est enclos dans les pages d’un livre4. Mais c’est également la barrière séparant les activités considérées comme artistiques et non-artistiques qu’Aravatov veut abattre, celle qui sépare le soi-disant créateur du travailleur [p.107] — cette dernière ayant été largement réactivée à partir avec le XXIe siècle.
À partir de ce constat, Boris Arvatov prône un « monisme5 prolétarien », à cet effet, « l’art [serait] considéré comme la forme la plus haute, comme l’organisation la plus qualifiée dans chaque sphère donnée de son application, dans chaque domaine déterminé de la construction sociale…» [p.103]
Utilitarisme vs esthétique ?
Boris Arvatov considère l’esthétique avant toute chose comme un ornement, que les objets dits ou considérés comme esthétiquement beaux, à son époque ou qui continuent d’être considérés ainsi à la nôtre, ont été dès le départ conçus dans ce but. Et c’est peut-être là que réside l’une des principales erreurs d’Arvatov, nombre de ce qu’il appelle « stylisations » ou «ornements » représentent avant toute chose des procédés ou des objets qui disposaient, au moment de leur création, d’une utilité pratique. Il suffit pour s’en convaincre d’aller vers n’importe quel musée pour y voir des objets qui avaient au moment de leur production un usage purement pratique et qui sont désormais conservés pour leurs qualités esthétiques. Allons plus loin, des formes poétiques particulières émergent non par la singularité de quelque poète, mais sont conditionnées par le contexte politique et social de leur production, nous avons exploré cette question avec Gilles Philippe, avec Pourquoi le style change-t-il ? Comme le note avec justesse Alain Vaillant, « Ce n’est pas un hasard si les entreprises poétiques les plus violemment elliptiques – celle d’un Rimbaud, par exemple, au moment de la Commune – ont été contemporaines des formes de censure les plus oppressantes. »6
On pourrait, toujours dans cette optique, prendre des exemples touchant à la vie quotidienne, que l’on pense, par exemple, aux perforations que l’on trouve dans les chaussures type brogues, ces perforations ont été effectuées à l’origine sur les chaussures afin de permettre à l’eau de s’écouler et à la boue de s’écouler lors de la traversée de terrains humides. L’ensemble de ces exemples nous montrent que l’esthétique n’est généralement pas une simple fantaisie, la simple inspiration d’un soi-disant génie créateur, mais bien plutôt la dissociation ou le détachement d’un objet ou d’un procédé de son contexte social immédiat de production.
La conception de l’esthétique, ainsi appréhendée7, renforce la refondation que veut mener Arvatov, la LEF, de la définition d’art, que les objets et les procédés entrent en lien avec leur contexte social et politique de production. Mais c’est au moment où l’on a dissocié le contexte matériel et social de leur production qu’ils ont cessé d’être utiles pour devenir simple ornement, carcan, fétiche.
Nous n’avons fait ici qu’effleurer cet important ouvrage qu’est Art et production, bien que par certains points daté, il reste une lecture essentielle dans sa manière de renouveler notre regard sur l’art, de déconstruire le caractère éminemment bourgeois et capitaliste de notre conception de l’art.
1En cela il rejoint le constat opéré des décennies plus tard Michel Foucault, dans Surveiller et punir, et la répartition du savoir en disciplines spécifiques. Voir Michel Foucault, Surveiller et punir, Paris, Gallimard, 1975, pp.227-228.
2Parmi lesquels figurent notamment Kandisky, Maïakovsky ou encore Daniil Harms
3Il n’y a qu’à voir le sort que réserve Arvatov à l’art figuratif au sein de la société socialiste qu’il appelle de ses vœux. [p.130]
4Voir à ce sujet les études menées depuis la seconde moitié du XXème siècle, qu’il s’agisse d’Adriano Spatola, plus récemment Magali Nachtergeal, ou encore Gaëlle Théval.
5Système qui considère l’ensemble des choses comme réductible à un seul principe.
6VAILLANT Alain, « Avant-propos », Romantisme, 2008/2 (n° 140), p. 3-8. DOI : 10.3917/rom.140.0003. URL : https://www.cairn.info/revue-romantisme-2008-2-page-3.htm
7De laquelle se rapproche Arvatov sans l’énoncer clairement, lorsqu’il écrit que « le LEF est (…) contre la copie fétichisée des formes du passé » [p.97]
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