Édouard Louis - Combats et métamorphoses d'une femme

Édouard Louis : Vide de l’écrit et mépris de classe

Encensé par la critique, Édouard Louis a démarré un nouveau marathon médiatique, mais nous, à litteralutte, nous lisons.


Édouard Louis, Combats et métamorphoses d’une femme, Le Seuil, 2021, 128 p., 14€.


Faire la critique d’un texte relevant du domaine de la création littéraire est un exercice périlleux dans la mesure où un certain public considère la littérature – et l’art en général – seulement sous le prisme du goût. Argument facile, le goût, on aime ou on n’aime pas, « on est touché·e », comme le veut l’expression éculée, ou pas. Cet exercice peut également se heurter à un autre écueil, celui d’une distinction illusoire entre politique et littérature. Voici, très rapidement résumés, les arguments qui ont été avancés à l’encontre de ma première tentative d’éreintement et d’éreintage, elle concernait un autre écrivant médiatique : Emmanuel Carrère et son inconséquent : Yoga [P.O.L, 2020], livre qui, par plusieurs aspects, ressemble à Combats et métamorphoses d’une femme d’Édouard Louis tout récemment publié aux éditions du Seuil.

On peut s’amuser à établir quelques rapprochements entre ces deux livres. Non pas tant du point de vue de la matière que de la manière, les deux appartenant au « genre », hégémonique aujourd’hui, de l’autofiction. Les deux ont été publié au sein de structures éditoriales à fort capital symbolique [jouissant d’une certaine «renommée»], les deux appartiennent à des groupes, Le Seuil fait partie de Médias participations, les éditions P.O.L sont détenues à 88 % par le groupe Gallimard. Nos deux écrivants et leurs livres se trouvent donc valorisés par l’ensemble du système éditorial et littéraire. Ainsi s’agit-il pour moi de « dévaloriser » ce type d’œuvres – au sens propre. Enlever la valeur accumulée au travers de ce système. On n’achète ni ne lit pas tant un livre que la valeur qui lui a été affectée. Ainsi est-ce bien cette valeur coagulée pour reprendre l’expression de Karl Marx dont il faudra se débarrasser.

À ce stade une question légitime pourrait surgir, pourquoi Édouard Louis ? S’il ne s’agissait « que » de critiquer et d’analyser une énième production valorisée par la circulation circulaire de la valeur, pourquoi Édouard Louis et pas un·e autre ? Ils et elles sont légion. Il eût été plus opportun d’aller piocher un quelconque auteur réactionnaire, eux aussi sont légion, sur-représentés sur la scène médiatique. Leur temps viendra… il me semble plus urgent – opportun ? – de forger une critique des écrivain·es dits de « gauche » ou s’en réclamant. Ne laissons pas la critique de ces écrivant·es-là uniquement aux franges les plus réactionnaires de la critique littéraire Celle qui reproduit les représentations fallacieuses de l’écriture comme « don », développe l’illusion d’une culture, d’arts « purs ». Critique qui alimente le mythe (maintes fois ressassé) d’une soit-disant « mort de la littérature ».

Comme pour Yoga, on ne prendra pas en compte les polémiques extra-littéraires engendrées par le texte. Nous en resterons au texte. À cet effet, Je procéderai en deux temps. D’abord en prenant au mot Édouard Louis, en le lisant de la manière dont il semble vouloir être lu. Dans un second temps, je m’attarderai sur des questions de manière littéraire ou de ce que l’on nomme le « style ».

Cécité langagière

Combats et métamorphoses d’une femme relate l’histoire de la mère d’Édouard Louis. Mais, comme souvent avec l’autofiction, c’est l’histoire de l’auteur qui domine. Ainsi revient-on (une énième fois) sur son enfance difficile et tout ce qu’il a déjà pu écrire. Quant à cette mère dont il décrit la vie, elle apparaîtra en creux de son écriture – le mot est faible. Le tout clôturé par un mièvre happy end . Le statut non-fictionnel est doublement assumé. Par le texte d’une part, mais également au travers des photographies de famille disséminées dans le livre.

Bien évidemment, avec un livre si peu écrit, il faudra à notre auteur médiatique construire une stratégie pour apparaître comme « auteur ». À cet effet, il nous gratifiera de quelques pages où il exposera sa conception de la littérature. Pour cela il développe une sorte de programme – ce qui est déjà problématique – de ce que sera son livre.

On m’a dit que la littérature ne devait jamais tenter d’expliquer, seulement illustrer la réalité, et j’écris pour expliquer et comprendre sa vie [la vie de sa mère].

On m’a dit que la littérature ne devait jamais se répéter et je ne veux écrire que la même histoire, encore et encore, y revenir jusqu’à ce qu’elle laisse apercevoir des fragments de sa vérité, {y creuser un trou après l’autre jusqu’au moment où ce qui se cache derrière commencera à suinter}.

On m’a dit que la littérature ne devait jamais ressembler à un étalage de sentiments et je n’écris que pour faire jaillir des sentiments que le corps ne sait pas exprimer.

On m’a dit que la littérature ne devait jamais ressembler à un manifeste politique et déjà j’aiguise chacune de mes phrases comme on aiguiserait la lame d’un couteau.

Parce que je le sais maintenant, ils ont construit ce qu’ils appellent littérature contre les vies et les corps comme le sien. Parce que je sais désormais qu’écrire sur elle, et écrire sur sa vie, c’est écrire contre la littérature.

pp.7-8

Il y aurait tant à écrire au sujet de la consternante vacuité de cette programmatique anaphore.1 Notre scripteur, qui veut donc expliquer, ne nous explique rien. Il ne nomme à aucun moment ce « on » qui semble lui dire tant de choses au sujet de la littérature. Et de quelle littérature parle-t-on ? S’agit-il de la représentation dominante de la littérature ? Si oui, la deuxième reprise anaphorique (dont il se réclame) ne recoupe-t-elle pas la mythologie bien connue de l’auteur qui écrirait (continuellement) le même livre ? Assertion répétée à longueur de plateaux, déjà formulée par Marcel Proust. Poursuivons sur cette deuxième reprise, peut-on ainsi dire qu’on écrit contre la littérature lorsque l’on donne une citation (apocryphe) issue de la correspondance de Samuel Beckett ? Peut-on se situer « contre la littérature », comme semble vouloir le faire notre auteur, en citant l’une de ses figures les plus canoniques aujourd’hui ?

Arrêtons-nous sur cette citation remaniée par Édouard Louis. Elle est issue de la fameuse « Lettre allemande » citée ad nauseam depuis que Beckett est passé au panthéon littéraire. Cette lettre, Samuel Beckett l’a adressée au traducteur Axel Kaun, elle est datée du 9 juillet 1937, un an après avoir achevé l’écriture de Murphy et à quelque mois de sa publication [Routledge, 1938]. Beckett est alors âgé de 31 ans et forge, dans et par l’écriture, une voie.

Comme nous ne pouvons pas le supprimer [le langage] d’un seul coup, tâchons au moins de le discréditer. Y forer un trou après l’autre jusqu’à ce que ce qui est tapi derrière lui, que ce soit quelque chose ou rien, commence à suinter – je ne peux pas imaginer de but plus élevé pour un écrivain d’aujourd’hui…[Souligné par moi.]] Existe-t-il une seule raison qui explique pourquoi la matérialité terriblement arbitraire de la surface des mots ne peut pas se dissoudre (…)? .

S. Beckett, « Lettre allemande » [1937], dans {Objet Beckett}, catalogue de l’exposition au centre Pompidou, éd. Imec, 2007, p. 15

On ignore si notre écrivant cite cette phrase à partir de la langue originale et qu’il l’a traduite lui-même. Auquel cas, on comprendrait pourquoi la charge de la citation (déjà anesthésiée par le temps et les reprises) se trouve d’autant plus affadie. « Forer » devient « creuser ». « Tapir » est remplacé par « se cacher ». Comme s’il s’agissait-là de synonymes, de mots interchangeables. rien d’étonnant me direz-vous pour quelqu’un qui sent si peu la langue. Le verbe « forer » porte en lui une charge véritable [1]Voir la définition de “forer” dans le dictionnaire du Cente National de Ressources Textuelles et Lexicales., forer n’est pas simplement creuser, on fore une matière (ou une masse) dure ou compacte, forer s’effectue par des moyens mécaniques, on ne fore pas avec ses mains – par exemple.

Pour la suite, c’est toute la structure de la phrase qui est aplatie. On passe de l’adjectif « tapi »2 au verbe « se cacher » plus actif, comme s’il y avait une volonté de « se cacher ». Alors que ce quelque chose qu’évoque Beckett, n’est pas « activement » dissimulé. Et, le plus important peut-être, la disparition de l’incise « que ce soit quelque chose ou rien » . Pourquoi avoir supprimé cette incise ? A-t-il eu peur que le « rien » ne vienne révéler la nature exacte de sa prose ? Comme nous le verrons, cette citation (et les modifications qu’effectue Édouard Louis) peuvent résumer sa stratégie.

Passons à la troisième reprise anaphorique. Notre faiseur de livre se contredit puisqu’il oppose le « jaillissement » qu’il voudrait faire advenir à « l’étalage ». Encore une fois, il semble prendre ces deux mots pour des synonymes.

Quant à la pénultième reprise anaphorique elle est tout aussi contradictoire, un manifeste politique est-il une arme ? N’y a-t-il rien de plus inoffensif, aujourd’hui, qu’un manifeste politique ?

Reprenons la première assertion d’Édouard Louis. En lieu et place « d’illustrer », il nous assène qu’il voudrait « expliquer » la vie de sa mère. On pourrait longuement s’interroger sur cette expression « expliquer la vie » (fusse-t-elle la sienne). Nous avons dit que nous le prendrions au mot. Ainsi les « explications » de notre faiseur de livres ne pouvant s’opérer sur l’axe sociologique ou politique – car nous sommes dans un livre qui se voudrait à vocation littéraire (quoi qu’il nous en dise ou quelles que soient ces intentions) et un livre destiné au marché de masse – à l’nstar du Yoga de Carrère. Il lui faut donc ménager une illusion d’équilibre entre politique et littérature. Cet élément expliquant les références (convenues) à des auteur·ices consacré·es. Qu’il s’agisse de Beckett, donc, Monique Wittig, Peter Handke ou encore Roland Barthes –. Résultat ?

Un livre déplorable tant du point de vue politique – puisque dans l’impossibilité d’analyser quoi que ce soit de par le contexte de publication – que littéraire. On connait les raisons, elles seront tout de même exposées plus loin.

Mépris de classe

En traçant le récit de la vie de sa mère Édouard Louis voudrait se doter d’un regard sociologique. Retraçant sa trajectoire à lui. Celle d’un individu issu d’une classe sociale pauvre et peu pourvue en capital symbolique et culturel, intégrant par la suite la « la bourgeoisie » d’Amiens, puis la bourgeoisie parisienne. Le regard qu’il porte sur son enfance et la classe populaire dont il est issu, est un regard « a posteriori » ne semblant se fixer que sur « l’écart »[p.35] entre ces deux classes sociales. Vision qui n’est pas sans poser problèmes. Et plus particulièrement quand on voudrait « expliquer », expliquer peut-être, mais de quel point de vue ?

Si le regard est placé depuis un point de vue bourgeois, comme l’admet lui-même notre scripteur, quoi de plus logique que l’on ne soit à aucun moment dans l’« explication », mais en plein dans le mépris de classe. Quand il nous plonge dans l’histoire de sa famille, c’est par le prisme et les codes de la bourgeoisie. Un prisme dénué de toute approche politique. Puisque, comme nous l’avons dit, de par la structure où il publie et la visée commerciale de son livre, il ne peut s’attarder sur une analyse approfondie. Ile ne pourrait l’amener cette nuance par la singularité d’une écriture.

Dans mon nouveau monde les femmes n’étaient pas traitées comme ma mère l’était et comme elle l’avait été, ou comme d’autres femmes du village l’étaient. (…) Je ne connaissais personne au lycée ou à l’université qui aurait pu dire comme moi je pouvais le dire : Ma sœur reçoit des coups de l’homme avec lequel elle vit et mon frère donne des coups à la femme avec laquelle il vit.

(Bien sûr la violence existait à l’encontre des femmes à Amiens aussi, mais pas la même, et, si c’était le cas, pas de manière aussi systématique.)

C’était comme si, au contact des corps de la bourgeoisie à Amiens, je m’étais mis à voir le monde de mon enfance, après coup, {a posteriori}, par l’écart entre les mondes. J’avais appris à {voir} la violence, de par l’éloignement avec elle, et je la voyais partout.

pp.34-35

La violence de son « ancien monde », il ne l’explique pas. Il se contente de la raconter par une langue plate et sans relief qui nous présente le « monde bourgeois » comme supérieur. Minorant, au passage, la violence patriarcale qui régit ce « monde ». Que cette violence soit moins visible ne l’efface pas pour autant. À aucun moment celui qui se veut explicateur ne nous montre, soit par son écriture (l’espoir est toujours de trop), soit par une « explication » les mécaniques de cette violence. Au fil de son livre, c’est un mépris de classe qui {jaillit} et ne cessera de s’épaissir.

C’est étrange, tous les deux [Lui et sa mère] nous avions commencé notre vie comme perdants de l’Histoire, elle la femme, et moi l’enfant dissident, monstrueux. Mais comme dans une équation mathématique, un retournement parfaitement symétrique des choses, les perdants du monde qu’on partageait sont devenus les gagnants, et les gagnants, les perdants. Après la rupture, l’état de santé de mon père s’est dégradé. Il s’est retrouvé isolé, plus pauvre encore que quand il vivait avec elle. Lui qui avait tout le pouvoir sur nous dans la première partie de sa vie s’est retrouvé destitué de tout, le malheur n’a plus jamais disparu de son visage. Tout ce qui était sa force est devenu sa faiblesse : l’alcool qu’il avait bu pendant toute sa vie avait abîmé son corps, son refus de se soigner pendant toute une vie, quand il disait que les médicaments étaient bons pour les femmes, avait affaibli ses organes, ses années de travail à l’usine puis comme balayeur, quand il disait que c’était à l’homme de ramener l’argent au foyer, lui avaient broyé le dos.

pp.35-36

Ainsi très vite en vient-on à occulter les parcours, les dimensions sociales, on parle de « gagnants » et de « perdants ». L’écrivant qui voulait « expliquer » la vie s’exprime désormais dans la langue du pouvoir : « les gagnants » et « les perdants » – nous ne sommes pas si éloignés du fameux « Les gens qui réussissent et les gens qui ne sont rien ». Il ne sera jamais question de système, ici, la violence n’est jamais prise d’un point de vue systémique. Le système ne sera en aucun cas mis en cause, comment le pourrait-il ? puisque ce système profite d’abord et avant tout à notre scripteur qui a su jouer avec ses codes pour atteindre la position depuis laquelle il scrute sa vie passée, tous ceux et toutes celles qui en ont fait partie.

Ce ne sont pas tant les agent·es qui sont responsables de la violence qu’une organisation sociale centrée sur le travail et la production de marchandise, les rôles de genre (c’est à « l’homme de ramener l’argent du foyer » ou la femme de s’occuper des tâches ménagères) sont une construction du patriarcat et du capitalisme. Ainsi notre scripteur s’attache seulement et uniquement à critiquer une classe sociale (la pauvre par opposition à la bourgeoise) prise comme un tout homogène et détachée des violences du système social dans lequel elle évolue.

Le vide de l’écrit

Contre l’illusion d’une quelconque distinction entre « forme » et « fond », le cas d’Édouard Louis est exemplaire. Il est la preuve que sans écriture, il n’y a rien. Lorsque je parle, ici, d’écriture, ce n’est ni l’écart vis-à-vis de la langue standard, ni la présence (ou l’absence) de figures de rhétorique ou d’images que j’évoque. Il n’existe pas de définition stricte de « l’écrire » ; les modalités sont infinies. S’exprime pourtant un maniement de la langue, une composition particulière par lesquelles surgit une émotion, une image, un son, un souvenir personnel. On peut apprécier, ou pas, adorer voire exécrer. Mais il y a une manière qui s’exprime, prend corps – vie ? – sur quelques mots. Cette manière ont la retrouve chez Annie Ernaux, je ne cite pas cet exemple sans arrière-pensée. Notre écrivant s’en réclame. Prenons un texte d’Annie Ernaux, extrait d’Une femme.

Sur la photo de mariage, elle a un visage régulier de madone, pâle, avec deux mèches en accroche-cœur, sous un voile qui enserre la tête et descend jusqu’aux yeux. Forte des seins et des hanches, de jolies jambes (la robe ne couvre pas les genoux). Pas de sourire, une expression tranquille, quelque chose d’amusé, de curieux dans le regard. Lui, petite moustache et nœud papillon, paraît beaucoup plus vieux. Il fronce les sourcils, l’air anxieux, dans la crainte peut-être que la photo ne soit mal prise. Il la tient par la taille et elle lui a posé la main sur l’épaule. Ils sont dans un chemin, au bord d’une cour avec de l’herbe haute. Derrière eux, les feuillages de deux pommiers qui se rejoignent leur font un dôme. Au fond, la façade d’une maison basse. C’est une scène que j’arrive à sentir, la terre sèche du chemin, les cailloux affleurant, l’odeur de la campagne au début de l’été.

Annie Ernaux, Une femme, Gallimard, 1988, p. 14.

Que l’on adhère, ou pas, à la manière d’Ernaux, à son œuvre ou au fait qu’elle ne situe pas son œuvre seulement dans la littérature, se revendiquant à la croisée des sciences sociales, de l’histoire et de la littérature. On ne peut nier {sa} manière, à elle. Cette prise, directe, sur la langue. Dans le texte, cité plus haut, cela est perceptible dès la première lecture : la ponctuation qui cadre le texte, le nombre de syllabes qui varie dans les groupes syntaxiques successifs et qui amorcent un mouvement, dans et par l’écriture, semblable à celui de l’œil qui scrute – ou une caméra ? D’abord, elle, [la mère sur la photographie], puis lui [le père], nous passons aux deux, ensuite c’est tout le décor autour d’elle et de lui qui se déploie. Le temps de deux phrases, elle et lui sont l’axe sur lequel pivote la scène [Ils sont dans un chemin… / Derrière eux…] et c’est avec ce « Au fond… », faisant figure de transition et disposant de la même construction que les deux phrases précédentes, que le cadre s’élargit, articulation d’un rapport direct entre la narratrice et la photographie.

De l’écrivaine passons à l’écrivant :

La photo était prise par elle l’année de ses vingt ans. J’imagine qu’elle avait dû tenir l’appareil à l’envers pour saisir son propre visage dans l’objectif. (…)

Elle penchait la tête sur le côté et elle souriait légèrement, ses cheveux peignés et plaqués sur son front, impeccables, ses cheveux blonds autour de ses yeux verts.

C’était comme si elle cherchait à séduire.

Je ne trouve pas les mots pour l’expliquer mais tout, dans sa pose, dans son regard, dans le mouvement de ses cheveux, évoque la liberté sur ce cliché, l’infinité des possibles devant soi, et peut-être, aussi, le bonheur.

J’avais oublié, je crois, qu’elle avait été libre avant ma naissance – heureuse ?

J’avais dû y penser quand je vivais encore avec elle, parfois, un jour elle avait forcément dû être jeune et pleine de rêves, mais quand j’ai retrouvé cette photo je n’y avais plus pensé depuis longtemps, c’était une connaissance, un savoir trop abstrait. Rien ou presque de ce que j’ai connu d’elle dans mon enfance, au contact de son corps pendant quinze ans, n’aurait pu me le rappeler.

En voyant cette image j’ai senti le langage disparaître de moi.

pp.2-3

Chaque écrivain·e dispose d’une manière à soi. Mais où se trouve son écriture, à lui ? Dans ces quelques lignes, y a-t-il seulement une composition ? L’amorce d’une description ? Tente-t-il au moins de nous donner à voir et sentir quelque chose ? Qu’il sente lui, dans ce cliché, de la liberté, très bien. Mais en tant que lecteur·ices, est-ce que nous la sentons ? Qu’est-ce qui, dans ce magma insipide, peut nous aiguiller vers cette émotion ?

Il s’agit seulement de l’énumération d’informations disparates, le sujet (la mère) n’est pas « cadré ». Lui le scripteur-explicateur veut-il bien nous expliquer (nous décrire ?) cette photographie ? Ce qui l’a amené, lui, à supposer qu’« elle cherchait à séduire » ? Où est le concret ? Le précis ? Est-il seulement capable de formuler autre chose que ce vague de la langue ?

Je crois que la réponse ne fait plus aucun doute : ni illustration, ni explication, pas d’écriture – Le vide.

Il existe une différence radicale entre le mésécrire, le désécrire, voire le non-écrire et le néant, un peu ce qui distingue la pissotière de Duchamp des autres.

  1. Anaphore : Répétition d’un mot en tête de plusieurs membres de phrase, pour obtenir un effet de renforcement ou de symétrie. ↩︎
  2. Le participe passé du verbe « se tapir » s’emploie au travers de l’adjectif « tapi·e ». ↩︎

Références

Références
1 Voir la définition de “forer” dans le dictionnaire du Cente National de Ressources Textuelles et Lexicales.

À propos de

Ahmed Slama est écrivain (Remembrances, 2017 ; Orance, 2018) et développe une activité de critique offensive, par des textes et des vidéos, qu'il diffuse principalement sur le site litteralutte.com. A publié, entre autres, Marche-Fontière aux éditions Les presses du réel, collection Al Dante, à commander pour soutenir l'auteur, sa chaîne et le site Littéralutte.


'Édouard Louis : Vide de l’écrit et mépris de classe' vous 2 commentaires

  1. 16 janvier 2022 @ 14h00 Thierry G.

    Quel dommage que la pertinence de votre propos soit gâchée par l’usage psittaciste de cette abomination déconstructrice de la langue et de la fluidité qu’est cette ânerie virulente d’écriture inclusive qui a tôt fait de devenir illisible. Oui, quel dommage !

    • 17 janvier 2022 @ 10h05 Ahmed Slama

      Tout d’abord je tiens à vous remercier pour votre lecture et votre attention. Je crois que, pour plus de précision, il faudrait distinguer écriture inclusive et point médian, le second étant un procédé (parmi d’autres) de la première. On peut écrire de manière “inclusive” sans pour autant user du point médian, avec, pour ne prendre que cet exemple, la féminisation de certains noms d’agent, autrice ou auteure. Est-ce le point médian ou l’écriture inclusive qui vous dérange ?


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