Josep Poderman - Sang

Un poème depuis son bain

Joep Polderman a obtenu le prix de la Crypte 2021 pour son recueil Sang, paru en 2022 aux éditions de La Crypte. Ce premier livre est l’occasion d’expérimenter une écriture du corps et de la nudité, de l’épiderme et du sang : une écriture qui blesse à la fois celle qui écrit et son lectorat.

Joep Polderman, Sang, éditions de La Crypte, avril 2022, prix de la Crypte 2021, 72p, 12.


De la distance

Dans son premier recueil, Sang, Joep Polderman évoque le lien conflictuel entre une mère et sa fille (ici « je »), s’inscrivant, de manière neuve et personnelle, dans une tradition autobiographique particulière, l’écriture de sa propre naissance. Le thème maternel porte l’idée du corps par excellence, le corps étranger, celui qui nous a fait, ou celui qui sort de soi (pour une mère). Le titre Sang s’inscrit donc d’abord dans une dynamique familiale, fidèle à l’ancienne acceptation du mot « sang », la lignée, un continuum, de même que le sang qui relie chaque organe du corps au cœur est lui-même ce qui fait lien. Or, dès les premiers vers, le constat de l’éloignement, de l’atomisation de ce couple mère / fille est énoncé :

entre elle et moi il y a

l’indifférence de la mer

et des vagues qui déroulent

la peau

p. 11

Par un jeu d’homonymie, Polderman nous invite à lire autrement le titre du recueil, ce n’est plus le « sang » en tant que fluide analogique, mais le « sans » de l’absence, de la séparation. Le « je » poétique relève plusieurs fois le dégoût maternel, la nausée que lui procure le corps de sa fille et leur proximité (notamment dans la baignoire), un mur que sa fille n’arrive pas à franchir :

une fois l’heure sans baiser passée

je m’efforce

de dormir

nue combien

de murs à franchir ?

p. 66

Comme pour exorciser ce lien défectueux (l’absence de contact), les poèmes sont liés d’une page à l’autre par une dynamique de contre-rejet : le dernier mot du poème débute souvent celui qui suit sur l’autre page ; Polderman enjambe ainsi ce qui sépare généralement deux poèmes, la page, comme si elle essayait d’enjamber la séparation entre sa mère et elle (je souligne) :

[…] j’essaie

de m’incarner

dans le volume

profond

je veux vivre

et poser des guirlandes sur ta tête

s’il te plait /

dispute-moi au moins

un peu de rage, n’éponge pas

mes mots

p. 36-37

En couplant ces contres-rejets aux enjambement internes, Polderman joue non seulement avec la syntaxe (ce « sang » de la phrase), mais aussi avec l’espace du poème ; ces expérimentations expriment une volonté de tâter, de dépasser la distance psychologique et corporelle vécue comme une violence, ici ce moment d’où surgit la poésie.

Comme une assiette cassée

Pour dépasser la particularité de cette relation, la faire entrer dans un régime de lecture où l’autre (le lectorat) pourrait s’y reconnaître, Polderman aborde une poésie du quotidien ; quotidien au sens de ce qui, dans une zone géographique ou culturelle donnée (ici européenne), peut toucher une forme de généralité, d’universel commun. Prenant des événements de l’enfance que l’ont pourrait considérer comme banals, épuisés poétiquement – le bain, la plage et le château de sable, l’œuf à la coque du petit déjeuner –, Polderman ouvre une fenêtre sur l’intérieur, permettant à ses lecteurices de s’y reconnaître, sans rogner sur la perception particulière de l’autrice, ce qui en fait autant d’événements personnels et mythifiés :

Mais ici je suis le

jaune d’un œuf

à la coque sur une assiette

cassée

tous ces dimanches

les petits déjeuners sont

perdus

p. 14

La séparation mère / fille envahit tout ce qui devrait constituer une histoire familiale réussie, les rituels et micro-événements qui constituent la trame de ce qui représente généralement la vie familiale, l’enfance, dans un imaginaire européen. Que ce soit l’« assiette cassée », le « château de sable » fait pour sa mère et que le vent émiette, ces petits drames ont trouvé droit d’apparaître dans le poème, en cela qu’ils participent à la tension générale de l’ensemble, cette perte / séparation, ce « sans ». Polderman nous donne à voir une histoire cassée, la lignée rompue entre une mère et sa fille, ou plus précisément la peur qui suit une atomisation trop rapide du corps de la fille, au moment de la construction de son identité.

La scène du bain revient deux fois. Symbolisant un moment de réunion, d’englobement, qui rappelle celui du fœtus, il devrait suggérer un instant de dépassement du « sans ». Mais c’est ici que la séparation est la plus palpable. La mère apparaît gênée par la nudité de sa fille, par leur proximité, l’eau devient ainsi ce qui dissout les corps, un acide :

dans le bain

je remue les caillots

et le sel et l’acide

désoxyribonucléique

qui nous sépare

p. 57

Ce moment d’intimidé est ainsi le moment le plus dangereux du lien entre mère et fille, celui du rejet, du dégoût maternel. Dans l’eau, toutes deux forment deux îles distinctes, là où elles auraient pu enfin se toucher. En répondant au rite du bain familial, la mère ne peut que considérer sa fille comme un corps étranger qui lui fait peur. Un corps qui va la prolonger après la mort, ou dans un sens la dissoudre, l’anéantir.

La peur en assonance

Un sentiment revient régulièrement tout au long du recueil : la peur. Celle pour commencer de la mère, qui craint sa propre fin à travers cela qui va lui survivre, sa fille autonomisée : « je touche / dans ton ventre : ta peur / de te perdre / en moi » [p. 33]. Peur également ressentie par le « je » poétique qui, à force de ressentir la distance maternelle, commence à douter de l’existence de ce qui est hors d’elle, voire de sa propre mère ou de toute altérité. Entourée par ce mur parental, elle ne peut que se raccrocher à ce qui l’ancre au monde : ce sang qui lui permet de se mouvoir, de vivre et d’expérimenter sa propre présence.

souvent je te demande

si j’existe

si tu existes

là où je te vois

sous la lampe sans pouvoir

te toucher réellement

j’ai peur d’être seule

p. 42

C’est dans cette distance, cette « indifférence de la mer » qui les sépare, que se creuse l’identité de l’enfant. Pour se prémunir d’une nudité trop brutale, hors de tout contact, elle s’interroge et se retrouve malgré elle plongée dans une réflexion spirituelle ou religieuse. Des thématiques qui semblent déranger celle qui lui a donné la vie :

enfant

je te demande de me lire la bible

.

pour la énième fois tu ne veux pas

m’embrasser mais je te le dis

.

que je crois

et je vois

.

des anges où tu touches

.

l’ampoule froide

/

à remplacer

p. 38-39

Interrogation que la mère semble désavouer, ou diminuer avec une certaine sécheresse :

on n’est que matière

chimique comme les colorants

de ton

travail : de l’acide carminique

secrétée

et tu dis qu’après la vie

il n’y a plus

que des corps sur des corps […]

p. 40

Pour la poétesse, le poème semble se situer sur la ligne de crête, entre la destruction intime, tout ce qui blesse dans l’écriture, et ce qui la rend possible. Le mot « peur » revient ainsi en assonance ; peur enfantine de l’abandon, peur féminine (du contact, de l’intrusion d’autrui, de ce qui sort du corps), peur religieuse ou métaphysique : l’impossibilité de savoir si les choses existent en dehors de son corps, de ses limites. Peur aussi du corps vidé de soi, du cadavre, de l’inexistence post-mortem, à travers l’exemple du corps maternel, plus avancé dans l’existence, donc plus proche de son terme. C’est ce que l’écriture à fleur de peau de Polderman parvient à exprimer, tout en s’écorchant, ce qui dans le prosaïque, le quotidien, touche le plus à la poésie : « de la plaie / je n’ai pas de souvenir du pourquoi / du / pourquoi la porte fait tout exploser / entre nous. une main, je n’ose pas / toucher mon visage / et te nommer dans un même geste » [p. 12].


À propos de

Poète et critique, Germain Tramier a publié des poèmes et des articles du côté de revues telles que Sitaudis, Libr-Critique, Pierre d'Encre, FPM, La piscine, Fragile. Lauréat du prix de la Crypte Jean Lalaude [2018], il a publié "Corps silencieux" [La Crypte, 2019], à commander sur le site de l'éditeur..


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