C’est une ambiance toute particulière qui nimbe cette œuvre collective composée de la rencontre d’une artiste protéiforme, Fabienne Létang, et trois autrices – poétesses ? nous nous en tiendrons au texte de présentation –, pas n’importe lesquelles, Liliane Giraudon, Amandine André et A.C Hello. Un livre non pas à quatre mains, mais à quatre corps et quatre voix.
Chambre froide fait émerger, par son agencement et sa composition, une atmosphère qui résonne avec les conditions de nos existences actuelles sans pour autant verser dans une quelconque « actualité ». Le parallèle n’est pas clairement énoncé, il s’épaissit au fil des pages et commence à s’opérer dès la quatrième de couverture : «… confinée dans son studio, Fabienne Létang a conçu et réalisé ces performances photographiques. »
« Confinée », « confinement »… font partie de ces mots qui, depuis l’avènement de cette situation que nous connaissons toutes et tous, ont radicalement changé de dimension, de sens et de résonances. Émile Benveniste écrivait que le lien entre signifié [le concept ou l’idée d’une chose] et signifiant [sa représentation graphique ou acoustique] n’est pas simplement arbitraire, il est nécessaire. Cette nécessité se fait jour avec des mots comme « masque » – pense-t-on encore, de prime abord, au masque comme déguisement, aujourd’hui ? Il en est de même pour « confinement » et ses variant(e)s. Voici comment m’est parvenu ce précieux recueil chambre froide et ses poèmes-photos ou photos-poèmes, oui, car il ne faudrait surtout pas commettre l’impair de dissocier les photographies – elles aussi font poèmes ! – des poèmes, traiter les uns sans les autres. Pour évoquer une œuvre collective comme celle-ci, il ne faudrait pas céder à la facilité du morcellement, ne pas saisir les poèmes et les performances photographiques de manière isolée. Ainsi s’agira-t-il de tisser et dégager des lignes de force.
Du corps et des corps
Le corps, ça traverse l’œuvre, poèmes et photographies, c’est avant tout de corps qu’il s’agit, multiplicité de corps qui émaillent les pages par leur représentation graphique ou textuelle, corps confinés, corps abîmés, corps nourriciers. La douleur qui sous-tend l’existence même du corps, un corps, le nôtre, son existence se révèle à nous par la douleur, il signale sa présence. Quand tout roule et que tout va bien, on le sent pas, notre corps, on poursuit notre existence, on glisse dessus. C’est quand ça craque et que ça se tord, qu’on le sent alors, le corps ou une de ses parties, se révèle à nous l’importance de tel ou tel membre. On ne peut plus marcher, plus respirer. En ces instants, ce qui semblait aller de soi ne l’est plus. Présence et absence du corps. C’est quand il est présent, trop présent, que ça déconne.
Tout ce qui est mort on le sait habite la bouche des vivants car tout ce qui est vivant referme la bouche des morts. On le sait la douleur est une intensité de la vie. Elle vient l’habiter et la rend palpable à celui qui la ressent.
Amandine André, « Agôn », Chambre froide, p.11.
Et c’est bien un rapport douleur-souffrance / vie-mort qu’esquisse l’écriture singulière d’Amandine André [1]Poétesse dont j’ai parlé du côté de Libr-critique. dans Agôn poème qui ouvre le livre collectif. Agôn, compétition en grec, cette compétition qui s’articule, dans le corps, entre les couples, douleurs et vie, mort et souffrance. Poème qui résonne avec {Ça 1}, performance photographique placée à la toute fin d’Agôn, ce cadrage serré sur les deux corps, deux femmes – la même ? – l’une visage découvert et habillée, l’autre au corps découvert au visage dissimulé par cette masse capillaire qui tombe. Il y a mouvement dans la fixité (apparente) de la photographie, corps qui tombe et l’autre qui avance vers lui, pourquoi ? Humer la douleur ?
Et c’est toujours de douleur et de corps qu’il s’agit, dans le poème qui suit, La fabrication d’une bombe [2]Un extrait a été publié dans le numéro 6 de la revue Pli, disponible ici. de A.C Hello, ça s’agence lentement, ça se construit dès les premiers mots, les premières phrases :
Depuis ce premier jour où chaque jour il est venu et s’est introduit dans cette femmes aux réactions élémentaires jusqu’à un certain point, depuis ce premier jour, il vient chez elle et s’introduit dans sa maladie d’assommée.
A.C Hello, « La fabrication d’une bombe », Chambre froide, p.19.
Ces violences et ces répressions elles marquent d’abord et avant tout le corps, une « maladie », la maladie patriarcale sans temps et sans espace, omniprésente, ça résonne avec la formule latine placée à la toute fin du poème qui suit, intitulé : Désobéissance à la lumière – également de A.C Hello – Ad omnia citra mortem.
Formule judiciaire qui fut utilisée pour prononcer la peine du fouet, la marque et les galères perpétuelles. Un peu comme celle que traverse, dans le poème Désobéissance à la lumière, cette Babak. Elle figure l’allégorie de la condition des femmes. Babak, femme à la croisée des temps et du temps. On retrouve encore cette indétermination temporelle. Non-catégorisation du temps, dans et par l’écriture, il ne s’agit pas tant d’éternité, chez A.C Hello, que de ce qui a existé et persiste encore depuis des temps illustres.
Je n’ai jamais vu mon visage.
Accusée d’avoir couché avec mon père.
Accusée d’avoir couché avec mon fils.
Accusée d’avoir couché avec les bêtes.
Accusée d’avoir couché avec l’ennemi.
Accusée d’avoir la pauvreté.
Accusée d’avoir provoqué l’épidémie.
Accusée d’avoir comploté.
Accusée d’avoir maudit mes voisins.
Accusée d’avoir séduit le violeur.
Accusée d’avoir accusé le violeur.
Accusée de n’avoir pas pleuré.
Accusée d’avoir été engrossée.
Accusée de l’avoir caché.
A.C Hello, « Désobéissance à la lumière », Chambre froide, p.26.
Sexualisation et appropriation des corps des femmes, ça se poursuit, ça continue, s’additionne à la violence et la répression, persistance de cet état de fait. Sans, pour autant, aucun défaitisme ou cynisme quelconque. S’agissant avant tout de luttes et de combats dans l’optique d’infléchir et de détruire l’ère émolliente de ce temps stagnant, de la domination patriarcale.
Je bégaye par millions.
Circonscrite à ma minorité.
Muette et invisible.
Je m’appelle Babak.
Bête immobile,
j’ai de nouveaux yeux.
Je vais crever la surface.
Détruire leur injustice.
Avec humilité.
Le monde s’apaisera.
A.C Hello, « Désobéissance à la lumière », Chambre froide, p.33.
Unes, doubles, multiples
(Omni)présence du corps, des corps, douleurs et violences, les performances photographiques de Fabienne Létang recoupent les multiples facettes tracées par la succession de poèmes. Comment, à la vue des performances photographiques de cette femme démultipliée, ne pas penser justement à Babak qui « bégaye par million » ? Ainsi cette alliance et cet agencement entre poèmes et performances photographiques ne sont pas là pour illustrer, figurer. L’une n’est en aucun cas au service de l’autre, et inversement. Les deux tissent des signifiances qui leur sont propres et qui se recoupent, s’agglomérant au fil des pages et de la lecture, agglomération progressive et cumulative de corps de femmes en des représentations mouvantes, c’est la multiplicité qui est visée, recherchée, annihilant la réification [[Réification : en philosophie, processus par lequel on transforme quelque chose de mouvant, de dynamique en être fixe, statique.]] de ces corps partout et perpétuellement marchandisés, corps-marchandises et corps-valeurs dont en use pour affecter de la valeur à telle ou telle marchandise[3]Il suffit de se pencher sur le monde publicitaire pour s’en convaincre., corps abîmés dans et par le travail marchand, créateur de valeur, corps servant à reproduire la force de travail au travers de l’activité domestique[4]Quand celle-ci ne devient pas travail à proprement dit par le recrutement d’employé·es pour effectuer ces tâches..
Conditions d’Eurydice
Et c’est ainsi que nous en venons aux pages centrales de ce Chambre froide, à ce poème Ce qu’il reste d’Eurydice où la pratique du montage scriptural de Liliane Giraudon[5]Voir sur le site libr-critique, l’article que j’ai consacré à son Sade épouse Sade [Les Presses du réel/Al Dante, 2021]. se mêle au montage photographique de Fabienne Létang. Ça alterne, d’une page à l’autre poème textuel et poème photographique. Et comme souvent chez Giraudon, c’est par le fil de la mythologie grecque qu’elle trace des parallèles avec le réel ; la figure d’Eurydice, ici. Ainsi sommes-nous toujours ancré·es dans le corps, les corps, formant une « tragédie anatomique » – anatomie, du latin anatomia : dissection – tragédie de la dissection, certains corps enveloppés du « bleu prolétaire aussi lisse qu’un ciel sans oiseaux », corps abîmés, disséqués, déchirés et qui s’exposent sur la page du poème textuel et du poème photographique.
Il s’agit de quoi ? Survivre au chagrin ? au travail ? à la maltraitance ? Ici aussi bien que là. Beaucoup trop de blessés et impossible en aucune manière d’avoir accès aux corps qu’on a séparés. Tous les produits dérivés aggravent la spéculation. Destin des nymphes c’est à dire récréation des dieux. Faute d’assurances, les américains se soignent aux antibiotiques pour poissons.
Liliane Giraudon, « Ce qu’il reste d’Eurydice », Chambre froide, p.50.
Et c’est dans une atmosphère « confinée » que Fabienne Létang esquisse ses performances photographiques, claustration des corps dans la violence du quotidien, la répression subie par celles et ceux qui n’ont que leur force de travail pour survivre. Chacune dans sa case, une case pour chacune. Enfers, peut-être, comme ceux dont tente de s’échapper Eurydice.
Quelle scène non jouée et pour quelle dépouille. Pour ce qui est de l’histoire, ne reste écrite que celle des vainqueurs. Le savoir n’y change rien. On peut toujours bégayer les gestes d’une inusable Piétà. Sans cesse les corps s’effacent. Eurydice par exemple, sur le point de quitter les Enfers. Tandis que hors champs, les nichons de Tirésias scintillent comme des calamars.
Liliane Giraudon, « Ce qu’il reste d’Eurydice », Chambre froide, p.54.
Meurtrissures des corps qui nous amènent, le plus souvent, à la mort en tant que telle. La mort anonyme, combien de tué·es, d’assassiné·es chaque jour dans et par le travail producteur de marchandises. Combien de corps effacés, de noms évanouis. Sans grade et sans reconnaissance, on la connaît la différence entre les notables et les jetables. Et ce mot : « Piétà » glissé subrepticement, il résonne avec le titre de la performance photographique accompagnant le poème : « Piétà : mort ouvrière ».
Les mamelles de Tirésias titre d’une pièce de théâtre de Guillaume Apollinaire, elle nous conte l’histoire de Térésa que l’on pourrait qualifier, de manière anachronique, de transgenre, de «transfuge de sexe »[6]Titre d’un récent ouvrage tout récemment paru : Emmanuel Beaubatie, Transfuges de sexe. Passer les frontières du genre, La Découverte, 2021. À écouter : une entrevue avec l’auteur sur … Continue reading, stratégie pour survivre dans le monde patriarcal, pour acquérir un certain pouvoir lui permettant d’établir une égalité des genres. Ce sont ces « Nichons de Tirésias » que Liliane Giraudon rejoue, à sa manière.
Une Chambre froide, certes, mais où palpite une multiplicité de corps.
Références
↑1 | Poétesse dont j’ai parlé du côté de Libr-critique. |
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↑2 | Un extrait a été publié dans le numéro 6 de la revue Pli, disponible ici. |
↑3 | Il suffit de se pencher sur le monde publicitaire pour s’en convaincre. |
↑4 | Quand celle-ci ne devient pas travail à proprement dit par le recrutement d’employé·es pour effectuer ces tâches. |
↑5 | Voir sur le site libr-critique, l’article que j’ai consacré à son Sade épouse Sade [Les Presses du réel/Al Dante, 2021]. |
↑6 | Titre d’un récent ouvrage tout récemment paru : Emmanuel Beaubatie, Transfuges de sexe. Passer les frontières du genre, La Découverte, 2021. À écouter : une entrevue avec l’auteur sur le site Sortir du capitalisme. |
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