Vermeulin, Laloux, Giraudon - crash memory

Crash Memory ; Piraterie littéraire & négatifs photographiques

Rencontre avec Abrüpt et ses (anti)livres anti-marchands et l’on ira à la découverte d’une des toutes dernières œuvres publiées “Crash Memory”, où l’écriture se déploie dans l’obscurité, où la photographie se fait jeu d’ombres.


Liliane Giraudon, Mara Laloux & Nicolas Vermeulin, Crash memory, Abrüpt, 72p, 9€ , l’antilivre (gratuit)


On ne peut évoquer inconséquemment une œuvre parue du côté de chez Abrüpt sans dire quelques mots au sujet de cette structure dont la singularité s’inscrit dans un certain air du temps ; certainement pas le rance, du tout marchand ou de l’identitaire, non. Plutôt celui de la communauté du logiciel libre ; à savoir celle des pionniers d’internet, dont vous avons parlé du du côté de Litteralutte, à la fois accessibilité et non-marchandisation de cet espace ; le numérique, qu’il soit commun et collectif.

Littérature libre

Abrüpt serait ainsi le pendant du logiciel libre en littérature[1]Le concept de littérature entendu dans son sens le plus large, ne se résumant pas à la triade fameuse (fumeuse?) théâtre, poésie, roman., littérature libre :

– libre du droit d’auteur, en effet l’ensemble des livres d’Abrüpt est proposé en licence Creative Commons – à savoir donnant le droit de le partager – pour certaines de ses productions Abrüpt use même du Creative Commons 0 qui autorise tout partage, modification, exploitation de l’œuvre…etc.

– libre de l’emprise marchande, en effet, il est tout à fait possible d’acheter les productions d’Abrüpt, de les commander via n’importe quel marchand de livres [pas amazon tout de même !] ou au travers de la librairie indépendante, Abrüpt propose également gratuitement, sur son site, des antilivres soit statiques, à savoir la version PDF de l’œuvre ou dynamiques où celle-ci est alors lisible au travers du navigateur internet.

– libre de toute prescription du marché ; il suffit de scroller, feuilleter ou cliquer sur quelques pages pour  s’apercevoir de la diversité formelle des textes qu’enveloppe Abrüpt, ne correspondant en rien aux injonctions de marché qui formatent, aseptisent et normalisent les productions.

Dans un récent essai[2]Jérôme Meizoz, Faire l’auteur en régime néolibéral, 2021, Slatkine édition. Essai intéressant, mais qui me semble manquer quelque chose d’essentiel ; le capitalisme. Nous y reviendrons … Continue reading, le sociologue (et écrivain) Jérôme Meizoz distingue deux types de productions littéraires, celles qui sont produites pour le marché, celles qui sont produites dans le marché. Les premières représentant l’ensemble des textes dont la production est calibrée sur le marché et ses exigences, tant du point de vue formel que concernant les sujets traités ; les secondes sont des productions qui même si elles n’obéissent pas, ou de manière très faible aux exigences du marché, se trouvent tout de même commercialisées et médiatisées dans le marché littéraire. Ainsi les procédés que déploie Abrüpt peuvent s’interpréter comme une volonté d’échapper au marché, à la marchandisation du monde et de la littérature en particulier advenues depuis l’avènement du vampire capitalistique.

Côté matérialité du livre, il faut noter et souligner l’ingéniosité du collectif Abrüpt dans la réalisation des maquettes de ces livres, pas de titre sur la couverture, seulement une photographie ou une illustration, de même pour la quatrième, pas de nom d’auteur·ice ou de l’instance qui a écrit le livre, seul un vers ou une phrase s’y trouve inscrit. Il faudra se reporter au dos du livre pour découvrir le titre ainsi que les instances ayant écrit le texte.

Il faudrait également évoquer les (anti)livres dans leur matérialité, les malices qui s’y nichent, subtilités éditoriales caractéristiques de cette singulière entité, la manière dont le collectif, de l’antilivre au livre ou d’un livre à un autre antilivre s’adresse à nous, ses lecteur·ices, usant de l’ensemble des espaces du péritexte – à savoir l’ensemble des textes qui complètent le texte principal – pour nous parler, glisser à nos yeux « l’argent est une chimère », « ce livre n’a pas de prix » ou encore « le domaine public vaincra. Nous danserons »…etc. Ainsi pourrions-nous longuement et lentement passer en revue l’ensemble des avancées décisives opérées par Abrüpt d’un point éditorial notamment, et qui marqueront sûrement de leur empreinte la manière dont nous envisageons la littérature, dont le texte littéraire est publié, diffusé, appréhendé et même lu[3]On évoquera sûrement la mise à disposition des maquettes sur git hub, notamment., mais il ne faudrait pas résumer cette entité à sa simple facette technique, nous manquerions là les textes, nous ferions d’elle et du groupe qui la composent de simples bidouilleurs[4]Bidouilleurs est pour moi un compliment et n’est en rien péjoratif, je milite par ailleurs pour que nous renommions les ordinateurs des combinateurs. certes ingénieux, mais sans écrit. Nous évoquerons ce mois, Crash memory, nous laisserons pour une prochaine le fascinant Dio, histoire d’une insurrection cybernétique.

Crash memory

Crash memory ; ce noir, inversion, les pages noires et le texte en blanc. Les images même sont un subtil jeu noir & blanc. Ouvrage collectif, Crash memory, ayant éclos au sein d’une structure collective, Abrüpt. Deux poèmes ; ceux de Liliane Giraudon & Mara Laloux, des photographies ; celles de Nicolas Vermeulin. Un hommage, à Jean-Jacques Vitton, trop tôt disparu. Une ouverture, sorte de sommaire, tout d’un bloc, série de barres obliques qui blanchissent la page. Un protocole. Tracent dans le chemin à suivre[5]En effet, dans la plupart des systèmes d’exploitation la barre oblique sert à désigner le chemin qui mène à un fichier. Prenons un exemple simple, disons qu’un fichier texte nommé Crash … Continue reading, s’inscrivent, à l’intérieur même de ce bloc de barres obliques, les œuvres du ou et de l’(anti)livre, la série photographique de « Nicolas_Vermeulin », «Série_Crash_Memory » qui traverse l’ensemble du recueil, puis « Photophobie_Kaspar_Hauser » de « Liliane_Giraudon » et enfin « Mara_Laloux » et son poème « La_vie_sociale_des_images_perdues »[6]Certain·es pourraient s’interroger au sujet de ces tirets bas, en effet, en langage informatique, point d’espace, ces derniers remplacés par tirets bas. ; pour chaque œuvre, un lieu, une date, et sa page, le zéro pour la série photographique qui donne son titre au recueil, elle le traverse de part en part, de la couverture à la dernière page.

Ainsi entamerons-nous l’exploration de ce recueil au travers de la figure mystérieuse de Kaspar Hauser, orphelin célèbre au XIXe siècle ayant fait, à plusieurs reprises, la une de la presse et s’étant trouvé au cœur de questionnements multiples. En effet, la brève existence de Kaspar [1812 ? – 1833] n’aura pas été de tout repos, c’est un 28 mai 1828 qu’il apparaît à Nuremberg, il a alors tous les traits de l’enfant sauvage, il ne sait pas parler, ne dit que quelques mots, ne sait écrire que son nom, il a seulement sur lui deux lettres, adressées à un militaire, un commandant en chef ; le capitaine Von Wessnich. Ce dernier ne sachant que faire de l’enfant, et soupçonnant quelque ruse à son encontre, va mettre aux arrêts l’adolescent qui plus tard sera recueilli par son geôlier. Il subit par la suite deux tentatives d’assassinat, si la première se solde par une blessure au front, la seconde fera mouche. Il meurt 17 décembre 1833, 3 jours après avoir été grièvement blessé. Et c’est bien cette histoire que nous rapporte Liliane Giraudon dans et par le poème.

Ainsi Liliane Giraudon parvient de manière tout à fait remarquable à « articuler une naissance inconnue à une mort mystérieuse. »[p.17] Par l’art du montage également, un extrait de l’une des lettres que portait sur lui Kaspar faisant figure de poème [p.21]. Et ce sont l’ensemble des pistes qui entourent l’existence et la mort de Hauser qui sont explorées, en effet, on a émis l’hypothèse qu’il s’agissait du rejeton non désiré d’un quelconque noble et que l’on a abandonné, ou alors on a suggéré qu’il s’agissait-là d’une expérience, assez commune au XIXe, celle des dits « enfants sauvages », expériences qui avaient pour but de déceler l’origine de la langue, ainsi si des enfants étaient laissés à l’écart de tout contact humain, acquerraient-ils la capacité de parler ?

Revenons maintenant sur le titre, Photophobie Kaspar Hauser ; la photophobie désigne une hypersensibilité à la lumière, le désir de l’obscurité, de ténèbres, comment dès lors ne pas faire le lien avec cette expérience d’un livre totalement noir, absorbant la lumière. Photophobie relative à la vie, au parcours de Kaspar Hauser qui dès qu’il a accédé à la lumière, dès qu’il est entré au contact de la société n’a cessé d’endurer les épreuves, celles de la geôle, de l’agression puis de la mort. On pourrait tout aussi bien interpréter le terme « photophobie » de toute autre manière ; phobie de la photographie, le portrait de Kaspar Hauser ne pouvant être saisi[7]En précisant ici qu’à l’époque de Kaspar Hauser, la photographie n’existait pas encore. C’est quelques années après la mort de ce dernier que Louis-Jacques-Mandé Daguerre inventera … Continue reading, impossible à figer puisque les hypothèses à son sujet continuent encore aujourd’hui à être émises.

Et phobie de la photographie, en rapport avec les illustrations de Nicolas Vermeulin, en effet, ce ne sont pas à proprement dit des photographies ; rappelons ici l’étymologie du terme : du grec ancien φῶς, φωτός , phôs, phôtós (« lumière ») et γράφω , gráphô (« écrire »), littéralement : « écrire avec la lumière ». Et ce n’est pas avec la lumière qu’écrit Nicolas Vermeulin, les ombres, les silhouettes,  la mouvance de l’obscurité, le cadre ou le contexte dans lequel s’impriment ses œuvres, à savoir des pages noires, accentuant le mouvement et la projection des ombres.

Le poème de Mara Laloux, vie sociale des images perdues, prolongent la réflexion sur la photographie, plaçant ces dernières dans leur contexte, dans leur moment de production :

C’est le contexte social qui

compte. Ce que les photogra-

phies font faire. Ce que les

humains en font. Entre les

vivants. Avec les morts, ici. Et

Ailleurs.

p.42

Dans un geste qui par certains aspects nous rappelle le concept d’aura développé par Walter Benjamin, Mara Laloux tisse, dans et par le poème, l’image de photographies non détachées de leurs conditions de productions, en effet, que veut dire un cliché, une photographie, sans l’histoire du moment de sa production, de l’histoire du moment où elle a été prise.

Les photographies aban-

données dans le désordre des

marchés et des vide-greniers

sont détachées de ces trames

sociales dans lesquelles elles

étaient prises. Coupées de leur

usage initial, elles restent indé-

chiffrables, dans l’effort qu’elles

exigent. Parce qu’il n’y a plus per-

sonne, pour les dire, et pour les

lire, dans les contextes intimes

qui leur donnaient leur sens. Et

p.50

Et ? la suite à lire du côté d’Abrüpt, du livre et ou de l’antilivre…

Références

Références
1 Le concept de littérature entendu dans son sens le plus large, ne se résumant pas à la triade fameuse (fumeuse?) théâtre, poésie, roman.
2 Jérôme Meizoz, Faire l’auteur en régime néolibéral, 2021, Slatkine édition. Essai intéressant, mais qui me semble manquer quelque chose d’essentiel ; le capitalisme. Nous y reviendrons sûrement lors d’un prochain numéro de Littéralutte.
3 On évoquera sûrement la mise à disposition des maquettes sur git hub, notamment.
4 Bidouilleurs est pour moi un compliment et n’est en rien péjoratif, je milite par ailleurs pour que nous renommions les ordinateurs des combinateurs.
5 En effet, dans la plupart des systèmes d’exploitation la barre oblique sert à désigner le chemin qui mène à un fichier. Prenons un exemple simple, disons qu’un fichier texte nommé Crash Memory se trouve dans un dossier nommé Litteralutte se trouvant dans le bureau. Le chemin d’accès sera bureau/litteralutte/Crash_memory, ainsi les barres obliques servent à spécifier le chemin.
6 Certain·es pourraient s’interroger au sujet de ces tirets bas, en effet, en langage informatique, point d’espace, ces derniers remplacés par tirets bas.
7 En précisant ici qu’à l’époque de Kaspar Hauser, la photographie n’existait pas encore. C’est quelques années après la mort de ce dernier que Louis-Jacques-Mandé Daguerre inventera l’ancêtre de l’appareil photographique ; le daguerréotype.

À propos de

Ahmed Slama est écrivain (Remembrances, 2017 ; Orance, 2018) et développe une activité de critique offensive, par des textes et des vidéos, qu'il diffuse principalement sur le site litteralutte.com. A publié, entre autres, Marche-Fontière aux éditions Les presses du réel, collection Al Dante, à commander pour soutenir l'auteur, sa chaîne et le site Littéralutte.


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