Lettre au recours chimique — Euphorie, dysphorie. Ça va ensemble. Pente ascendante et descendante. Comment écrire la dysphorie, comment en rendre compte ? Pourquoi pas au travers d’un récit-poème porté par une écriture… euphorique ?
Christophe Esnault, Lettre au recours chimique, Æthalidès, 2021, 106 p., 16€
Un petit détour, en tout début d’article, c’est peu commun, je ne l’ignore pas. Pourtant la lecture de cette recension sur le site de l’association Comme des fous est nécessaire. Dans la mesure où elle émane de celles et ceux qui souffrent de la pathologisation de leur différence. En effet, la discrimination à l’encontre des personnes atteintes d’un handicap mental peut être considéré comme l’un des plus grand tabou dans notre société. Lettre au recours chimique a pour principale vertu d’appréhender la question de front, tout en en cernant les principaux enjeux.
Rappel élémentaire : si je pense comme vous je ne pense pas
Ai emmené si peu loin ma pensée
Qu’elle ne peut être une pensée
J’aimerais juste ne pas penser comme vous
Sans qu’il y ait naissance du moindre problème
Je ne suis pas ennemi du langage et sais défendre ma pensée
p.17
Regarder (et nommer) l’ennemi
Christophe Esnault fait partie de ces poètes singuliers, trop méconnus du « grand-public » . C’est un tort, il gagne à être connu Esnault ! Son œuvre aussi. Protéiforme, elle se joue de la mythologie figée d’une certaine poésie, hermétique et peu accessible. Tout en ne cédant rien aux poésies-fades-du-quotidien. Il y a chez Esnault une recherche de l’écart, du pas de côté. Qu’il s’agisse du projet littéraire et musical, Le Manque, qu’il mène depuis maintenant plusieurs années avec Lionel Fondeville. De ses recueils publiés du côté de chez Tinbad. Pour la découvrir, cette œuvre, voici une entrée, parmi d’autres.
Lettre au recours chimique paru ce mars dernier dans la collection Freaks des éditions Æthalidès peut aussi constituer une belle entrée en matière. Pas possible de passer à côté. Cette couv’ qui annonce la couleur. Ce visage griffonné par le biais d’un trait serré, nerveux. On notera ce Ⓐ qui fait figure d’œil : Anarchie ?
Si la poésie est inutile
impuissante
Inexistante
Justement
Allons-y
Sans savoir où aller mais avec elle
p.9
Dans Lettre au recours chimique, pas de structure. La narration se fait minimale. Ça fuit et ça fuse. Anarchie de l’écrit. Ça coule en un flux ininterrompu qui renvoie à la condition du narrateur, sa souffrance en premier lieu. Ainsi est-ce d’abord par l’écriture et la mise en page [le langage en somme] que s’articule la condition de Freak.
La puérilité de toute dénonciation
Sa stérilité / infécondité
Sera un trampoline pour nous les freaks
p.9
Par freak comprendre la ou le cassé·e, cabossé·e. Non par l’existence elle-même – elles sont multiples les manières de vivre – mais affecté·e par le Pouvoir en tant que tel. Tel que subi par nous toutes et tous, au quotidien. Ces existences, les nôtres, qu’une organisation sociale voudrait calquer sur le travail producteur de valeur. Et nous ? Variables d’ajustements. Assujettis à ce mode de non-vivre.
Vivre est devenu un espace de radicalité
Et je veux bien être un poil parano
Voire un champion du monde et cador du parano
Quelle est la pathologie ?
Cette question mord dans la jambe du vivre
Et dans l’exercice du vivre
Pour lui apposer une étiquette
(…)
Rien de neuf n’est possible
Hors de ton cri
Et tes capteurs sensibles
Calés sur la fréquence d’autres cris
pp.23-24
Nous sommes bien loin du livre bête et inconséquent d’un écrivain égotique qui nous propose le Yoga comme remède. Avec Lettre au recours chimique, est d’abord et avant tout situé dans le réel partagé par les classes dominées. Un réel où il est nécessaire, avant tout, de rester de debout et de surtout nommer son adversaire. Écrire son nom : Capitalisme, économie de marché. Non pas simplement les dérives du capitalisme et sa forme « néo-libérale ». Le capitalisme en tant que tel, en tant qu’organisation sociale qui réifie[1]Réification : en philosophie, processus par lequel on transforme quelque chose de mouvant, de dynamique en être fixe, statique. toute chose.
Tu étouffes au travail ?
Tu y perds ta santé ?
Tu dois faire de la relaxation en rentrant chez toi ?
Alcool, sexe, shopping, selfies, décoration intérieure ou sudoku
C’est toi qui trouveras ton lieu de respiration idoine
Le travail salarié et ce qu’induisent
Des journées de travail salarié
Rassure-toi, t’es pas tout seul
Et les prisons et les psychiatres
Main dans la main sont là
Pour que tu y retournes
(…)
Avale ton médicament sans la ramener s’il te plaît
Comme cela t’es trop sérieux
p.23
À ras la situation
L’écriture de Christophe Esnault dans Lettre au recours chimique est à la fois fluide et directe, dénuée de tout lyrisme. Elle se caractérise par la sobriété et la simplicité de l’énonciation. Nous nous trouvons directement immergés dans la situation, où tout nous est donné et restitué grâce à l’agencement vertical de ce poème-récit. Ainsi le texte se présente à nous sous la forme d’un flux continu, une longue et dense épluchure de l’existence.
Tant la manière d’écrire que la mise en page nous renvoient à une prise directe avec ce rapport vécu à la psychiatrie, sa chimie et ses neuroleptiques. On ressent la souffrance éprouvée et endurée lors de la prise de ces médicaments. Mais aussi les implications de cette prise, qui est à la fois banalisée et encouragée.
Tu es psychiatre
Tu as testé les médicaments que tu prescris ?
Et si oui tu as mis combien de temps pour t‘en remettre ?
p.41
La solution médicamenteuse est donc souvent priorisée pour des raisons de rentabilité. De plus, il existe un marché du médicament solidement ancré dans le domaine de la psychiatrie et de sa chimie. En effet, les médicaments sont traités comme n’importe quelle autre marchandise, dotés d’une valeur qui leur est propre. Ces produits renferment en eux une quantité de travail gélifiée, ce qui génère de la valeur et de la survaleur, dont on tire des profits considérables.
Cependant, la force de Christophe Esnault, dans Lettre au recours chimique , réside dans le fait qu’ils ne se limitent pas à constater simplement la dimension marchande de la psychiatrie. Il ne s’agit pas uniquement d’une question de profits et de rentabilité, mais surtout d’une question de domination et de contrôle.
Catégoriser, étiqueter, contrôler
Donner la primauté à l’industrie et au marché pharmaceutique dans l’analyse de la psychiatrie, c’est perdre l’essentiel et passer à côté de ce qu’appelle Bruce Cohen {L’hégémonie de la psychiatrie}[[Bruce. M. Z. Cohen, {Psychiatric Hegemony, A Marxist Theory of mental illness}, Pallgrave macmillan, Londres, 2016. (non traduit en français)]], car oui, nous l’avons écrit, il y a des profits, un {business} comme l’ont dit trivialement, mais la psychiatrie a un rôle bien plus important et ô combien plus efficace au sein du capitalisme, rôle dont tire un bien plus grand profit la bourgeoisie : le contrôle social.
Il s’agira, dans et par la psychiatrie, de masquer la dimension sociale des différents « troubles » dont peuvent souffrir les individus. Développant des outils et des moyens précis – sur lesquels nous reviendrons –, la psychiatrie ne rend pas compte des « troubles » par rapport à un environnement socialement déterminé. Elle tend plutôt à les objectiver, en faire des facteurs d’ordre organique, physiologique, chimique ou même parfois même biologique. La psychiatrie constitue ainsi un moyen commode pour dévier notre attention, détachant les conséquences de leurs causes. Les « déficiences » et les « troubles » diagnostiqués n’étant donc pas reliés à l’organisation sociale qui les suscite. La psychiatrie a tendance à renvoyer ces souffrances à des facteurs « naturels ».
Dans L’hégémonie psychiatrique, Bruce Cohen, par une analyse diachronique[2]Diachronie : évolution dans le temps. des discours et des pratiques de la psychiatrie révèle la manière dont ce champ s’est positionné progressivement comme référence en matière de définition des « comportements acceptables ». Les années 80, toujours selon l’analyse de Bruce Cohen, marquant la volonté de ce champ d’articuler son discours autour du travail, de l’école et de la maison[3]« The priorities and proclivities of western psychiatry cannot be seen as motivated primarily by professional interest or by economic motives of the pharmaceutical industry but instead as framed by … Continue reading avec l’édition d’un nouveau DSM [manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux], ce DSMIII qui verra le nombre de « troubles mentaux » répertoriés augmenter – passant de 182 troubles pour le DSMII à 265 pour le III.
À partir du DSMIII le « recours chimique » sera d’autant plus encouragé.[4]«… the DSM-III was primarily promoting drug solutions to the mental disorders catalogued therein, a situation that has ledmany commentators to highlight the strong fi nancial linkage between task … Continue reading. Et cette tendance ne fera que se confirmer au fil des années, le dernier DSM, le DSM-5, comptabilisant pas moins de 400 « troubles mentaux » référencés, privilégiant d’autant plus la solution médicamenteuse.
J’irai moi-même dans le DSM5
Avec une lampe frontale
Me coller quatre cents
Me coller quatre-cent cinquante pathologies
Sur le dos
p.55
Ce contrôle social opéré dans et par la psychiatrie ne commence pas au « fameux » tournant néo-libéral des années 80. Qu’il s’agisse des femmes, des personnes racisées[5]Quand nous parlons de personnes racisées, l’adjectif renvoie au concept de « racisation » : il s’agit du processus par lequel une personne est, en raison de certaines de ses … Continue reading ou personnes transgenres ou sortant du cadre des sexualités hétéronormées. L’ensemble de ces groupes, dits marginaux, ont subi et subissent encore la violence de la répression psychiatrique. Chose que ne manque pas de souligner Christophe Esnault de manière subtile et astucieuse.
Et derrière le psy
Des jolis portraits en noir et blanc du général
Aussaresses
Massu
Bigeard
Massu est au centre
C’est le plus beau
Sublimes figures tutélaires
Et quand dans ce décor sain
D’une main ferme vous détachez une feuille de l’ordonnancier
Pour me la mettre dans la main
Je sens leur souffle sur ma nuque
p.90
Ainsi s’agira-t-il de « pathologiser » la protestation de toutes celles et de tous ceux qui évoluent hors du cadre capitaliste, patriarcal et hétéronormé, tendance qui ne cessera de s’intensifier entre 1952 et 2013, Bruce Cohen constatant que le nombre de mots/phrases relatifs à la protestation est passé de 11 dans le DSM I à 80 dans le DSM III, puis à 201 dans le DSM V.
Le récit-poème de Christophe Esnault est précieux – unique à ma connaissance – pour la manière dont il parvient à cristalliser dans et par une écriture et un agencement singuliers toute la violence de la répression psychiatrique, du contrôle social qu’elle opère. Et quoi de mieux pour achever cette note de lecture qu’un extrait ?
Références
↑1 | Réification : en philosophie, processus par lequel on transforme quelque chose de mouvant, de dynamique en être fixe, statique. |
---|---|
↑2 | Diachronie : évolution dans le temps. |
↑3 | « The priorities and proclivities of western psychiatry cannot be seen as motivated primarily by professional interest or by economic motives of the pharmaceutical industry but instead as framed by prevailing norms and values of the social order. As a political document, the discourse articulated in the DSM-III refl ects the changing nature of late capitalism.
Table 3.1 gives a straightforward example of this, highlighting the increased use of phrasings attached to work, home, and school with each edition of the DSM. Whereas the DSM-I and the DSM-II make hardly any reference to such arenas of life, the DSM-III dramatically increases such phrasing—a trend which continues as neoliberalism progresses. It is also interesting to note that there was a significant increase in the use of the “work” and “school” phrasings between the DSM-IV-TR (in 2000) and the DSM-5 (in 2013), despite the manuals being of almostequal length. » Bruce. M. Z. Cohen, Psychiatric Hegemony, A Marxist Theory of mental illness, Pallgrave macmillan, Londres, 2016, p.79 |
↑4 | «… the DSM-III was primarily promoting drug solutions to the mental disorders catalogued therein, a situation that has ledmany commentators to highlight the strong fi nancial linkage between task force members and pharmaceutical companies (see, e‧g., Cosgrove and Wheeler 2013 ). The rapid growth in the total number of mental disorders from DSM-II to DSM-III (from 182 to 265, the largest single expansion to date) also suggested a move by psychiatry to increasingly (bio)medicalise aspects of life which had previously fallen outside of the profession’s domain, a process to further expand their areas of jurisdiction. »
Bruce. M. Z. Cohen, Psychiatric Hegemony, A Marxist Theory of mental illness, Pallgrave macmillan, Londres, 2016, p.77 |
↑5 | Quand nous parlons de personnes racisées, l’adjectif renvoie au concept de « racisation » : il s’agit du processus par lequel une personne est, en raison de certaines de ses caractéristiques, assimilée à une race déterminée au travers d’une construction sociale. |
'Lettre au recours chimique : validisme et contrôle social' pas de commentaire
Soyez la première ou le premier à commenter !