Jila Mossaed, poète née à Téhéran, a vécu trois décennies en Iran avant de rejoindre les routes de l’exil. Réfugiée en Suède, elle écrit depuis 25 ans en suédois ; c’est un de ses derniers recueils dans cette langue que Le Castor Astral propose en édition bilingue.
Jila Mossaed, Le huitième pays, trad. Françoise Sule, Le Castor Astral, 2022, 144 p., 14€.
Belle découverte que ce recueil de 66 poèmes sans titre, précédés d’une brève préface de Vénus Khoury-Ghata, qui tracent le parcours persistant et tenace d’une voix dans un espace. Le « huitième pays » du titre est un espace hors du monde réel, et c’est pourtant le seul espace réalisable du recueil, de l’œuvre. Ainsi, à la croisée des continents, cet espace n’est pas seulement le double territoire auquel s’identifie la poète, partagée entre Iran et Suède, mais aussi le destinataire de plusieurs poèmes, dans une forme de réécriture de la chambre à soi [A Room of One’s Own] de Virginia Woolf[1]Virginia Woolf, Une chambre à soi [1929], Traduction française de Sophie Chiari, Le Livre de poche, 2020. :
Cette chambre est mon pays
et toi tu es son peuple
.
Parle-moi
dans la langue du vent
dans celle de la terre et du typhon
p. 23
Mossaed parle à l’espace, ou à (ce) qui le peuple. Depuis Hölderlin, mais surtout depuis la publication du livre de Jean-Claude Pinson en 1995[2]Jean-Claude Pinson, Habiter en poète, Champ Vallon, 1995., l’expression « habiter en poète » s’est galvaudée à force de trop servir, mais on entend combien sa signification porte loin en lisant des vers qui sont souvent aussi graves qu’impalpables :
Le temps est un cercle dans cette chambre
Je passe entre les murs
quand tu es loin de moi
Le plancher m’attrape avant que je ne tombe
p. 109
Les liens de Jila Mossaed avec la culture persane, notamment avec sa tradition poétique, affleurent souvent, comme dans la métaphore du tissage qui sert à souligner l’imperfection des langues et la tâche infinie que cela constitue de s’approprier – au sens, là encore, d’occuper un espace – une langue :
Gardez mes mots
ces mots que ma mère n’a pu connaître
J’ai tissé de beaux tapis
de poèmes
avec des mots étrangers
p. 45
Quand la figure tutélaire de Hafez se trouve convoquée, c’est pour « par[tir] en voyage » [p. 49] et pour « ouvr[ir] les lignes de mes poèmes / à l’oiseau ». De façon détournée, les réminiscences de Hafez s’entendent davantage dans certains poèmes qui ne le citent pas explicitement, comme le magnifique 25e poème [« Je rêve de Hipajpa »] ou dans le quatrain qui ouvre le bref 42e poème :
L’étoile nous prend par le petit doigt
et nous traîne avec elle
Nous quittons la chaude poitrine de la terre
pour quelque chose qui nous ressemble
p. 91
Ce huitième pays est donc l’occasion d’expérimenter comment la voix habite et construit un espace, mais aussi, pour les lecteur·ices, de se dépayser au sens le plus fort et le moins touristique du terme ; s’accrocher à la langue de Jila Mossaed et à son univers, c’est échapper aux repères de la poésie européenne, et ce de multiples façons.
L’imaginaire des poèmes de Jila Mossaed est souvent onirique [« Je me vois en rêve hippocampe enceinte », p. 129], parfois traumatique. Sans que l’on sache toujours quel fantôme (lecteur·ice ? parent ? proche ?) désigne le tu, ce tu est ce qui permet le poème, ce qui favorise la prise de parole, le positionnement d’une voix dans un espace :
As-tu vécu des secondes identiques
Cela fait si mal
Comme si la mort
respirait dans ta bouche
p. 73
La mort est donc là, pas tapie ni cachée mais vivante… vivante d’être là, dans l’expérience des vivants. Ainsi, s’il y a trauma – et pas seulement par la rupture autobiographique de l’exil –, la poésie se veut aussi, et surtout, réparatrice :
Je suis seule
J’attends que la première ligne de mon nouveau poème
sèche mes larmes
p. 53
Il faut saluer le choix du Castor Astral de proposer le texte suédois en regard, car l’édition bilingue permet, même sans connaître le suédois, de saisir les moments où le poème alterne entre allongements du rythme et succession de termes monosyllabiques, ce qui est l’une des plus grandes difficultés pour les traducteur·ices français·es de textes écrits en langues germaniques. Cela se ressent dans le texte d’origine du tercet donné ci-dessus[3]Il s’agit du tercet final d’un poème de quatre strophes. dans la traduction de Françoise Sule :
Jag sitter ensam
Väntar på att första raden av min nya dikt
torkar bort mina tårar
p. 52
Ici, outre le jeu en miroir du dernier vers entre torkar et tårar, on voit comment l’idée d’annihilation, portée de façon brève et abrupte par le monosyllabique bort, s’associe au min nya dikt du vers précédent : le poème efface et répare, tout en s’achevant sur le mot qui désigne la douleur (les larmes, tårar).
Parfois, le caractère presque brutal d’un début de poème ne trouve pas d’équivalent :
Öppnade alla fönster
Sjöhästar gled in
.
J’ai ouvert toutes les fenêtres
Les hippocampes se sont glissés à l’intérieur
p. 36-37
Comment dire, avec autant de concision, cette irruption furtive [gled in], qui est aussi l’irruption d’un motif récurrent et porteur d’ambivalence, l’hippocampe ? En effet, les hippocampes qui entrent par les fenêtres font de l’espace intime du poème une sorte d’aquarium impossible pris entre terre et ciel, terraqué[4]Moins épurée que celle de Guillevic, la poésie de Mossaed lui fait parfois écho, au moins dans la traduction française., équivoque, un huitième pays qui est de partout et de nulle part.
Si l’on en croit le site Poetry Foundation, Jila Mossaed, qui est membre de l’Académie suédoise, a publié pas moins de vingt-deux recueils en persan ou en suédois. Espérons que d’autres publications viendront rendre cette œuvre mieux accessible au lectorat francophone.
Références
↑1 | Virginia Woolf, Une chambre à soi [1929], Traduction française de Sophie Chiari, Le Livre de poche, 2020. |
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↑2 | Jean-Claude Pinson, Habiter en poète, Champ Vallon, 1995. |
↑3 | Il s’agit du tercet final d’un poème de quatre strophes. |
↑4 | Moins épurée que celle de Guillevic, la poésie de Mossaed lui fait parfois écho, au moins dans la traduction française. |
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