Pour la première fois, les éditions Dépaysage proposent une traduction française d’un récit inuktikut connu jusque-là via le prisme de sa version anglaise.
Trois livres : Kukum du journaliste et écrivain Michel Jean, québécois d’origine innue, Amun, recueil de nouvelles d’auteur·e·s autochtones dirigé par ce dernier et une nouvelle traduction du récit de l’écrivain inuit Maarkoosie Patsauq, Kamik. Publié en 1969 en inuktikut, puis 1970 pour la version en anglais, le récit est enfin accessible en français depuis janvier 2021.
Voici l’alléchant programme que nous propose la collection « Talisman » des éditions Dépaysage ; maison d’édition à taille humaine, sise à La Roche-sur-Yon, créée en 2018 et dirigée par Amaury Levillayer. Dépaysage. Drôle de mot-valise : des paysages, des pays âges, ou des pays sages, le dernier se trouvant inscrit à même le mot – inaudible peut-être mais bien visible. Dépaysage et non le « dépaysement », concept creux qui charrie son cortège de connotations touristiques, du prêt-à-vendre, de l’exotisme promotionnel et cosmétique.
Voyage à travers des titres et des langues inconnues du grand public, des langues que l’histoire coloniale a tenté de faire taire, d’effacer, des langues qui réapparaissent dans leur pleine existence, objet de réflexion, objet de création, objet de lecture, titres témoins de cultures, vivantes. Il s’agit en effet, de publier les auteur·e·s autochtones d’Amérique du nord.
« Des siècles durant, on a écrit sur eux. Sans eux. Figures caricaturales d’une histoire fabriquée par les vainqueurs, ils n’avaient que le droit de se taire. »[1]Présentation de la collection « Talisman » sur le site des éditions Dépaysage.
Depuis plusieurs décennies cependant, le vent tourne et les Autochtones d’Amérique du Nord se réapproprient leurs cultures, par les arts surtout, par les mots aussi. Des mots qui réactivent le passé mais ne le dénaturent pas, disent les malheurs du temps sans se résigner, portent une vision du monde singulière et accueillent le prodigieux. Diversification mais non changement de voix ni de voie. Toujours « regarder très loin » pour « se regarder soi ».
Langue(s)
La langue est au cœur de ces trois œuvres. Les deux premières ont été écrites en français par une génération d’écrivain·e·s québécois dont le français, langue du colon, est devenue langue de création. Petits enfants ou arrière-petits-enfants d’autochtones, pour la plupart innus, qui ont connu une politique d’assimilation autoritaire, broyés par les internats autochtones, amputés de leur culture. Ces auteur·e·s francophones se saisissent de la langue française pour livrer des récits qui sont à la fois des réappropriations culturelles[2]Michel Jean a témoigné à plusieurs reprises de cette démarche dans les interviews qu’il a pu donner dans la presse et les témoignages d’une culture qui veut rester vivante.
Kamik ne répond pas à la même logique, il s’agit sûrement de la publication littéraire la plus audacieuse de la maison. Récit de l’auteur inuit Markoosie Patsauq en inuktitut, il en a lui-même donné une version anglaise en 1970. La langue du colon chassant la langue originelle, le récit anglais est devenu la version de référence, éditée de nombreuses fois et traduite à partir de l’anglais. Les éditions Dépaysage offrent donc au lectorat francophone la première traduction en français à partir de l’œuvre composée en inuktitut. La préface, d’une grande qualité, donne la parole aux [3]Il est à noter que la traduction a paru simultanément au Québec. Les Éditions Boréal ont choisi pour titre, Chasseur au harpon, en référence à la version en anglais..
L’ailleurs dans l’écriture
De quoi s’agit-il donc ? Un chasseur, un ours blanc, la banquise : impression que ce livre va répondre, effectivement, à un exotisme forgé de toute pièce pour les occidentaux, dépaysement plus que Dépaysage. Il n’en est rien, tout est fait pour dérouter nos habitudes de lecteurs. C’est d’abord, le rythme du récit qui surprend : longues errances sur la banquise, traque, quêtes. Lorsqu’enfin la rencontre a lieu entre le héros Kamik et l’ours, le combat est expédié en un sommaire narratif[4]Procédé d’accélération du «rythme» de la narration permettant de raconter en quelques mots une action «longue». qui décontenance. L’objet du récit n’était donc pas le combat entre l’homme et l’animal, ni la traque et encore moins la chasse ; il semble s’échapper à lui-même en permanence. Le récit ne nous mène jamais où nous croyions arriver, il répond à un point de vue nomade, lui aussi. D’un paragraphe à l’autre, la parataxe[5]La parataxe est un mode de construction par juxtaposition de phrases ou de mots. Aucun mot de liaison n’explicite les rapports syntaxiques. Ex : « Ce verre est fragile, il se brisera. » au lieu … Continue reading règne et on bascule du point de vue de Kamik, à celui de ses amis en passant par le monologue intérieur de l’ours souffrant.
L’énorme ours blanc marche sans aucune idée de l’endroit où il va. Sa patte arrière lui fait mal et il ne sait pas comment cette douleur lui est arrivée. Mais il a faim. Sa préoccupation est donc de chercher à manger. Bien qu’il essaie de regarder loin devant lui, sa vision est mauvaise, car ses yeux ne voient plus très bien à cause de la douleur. Sa tête lui fait mal aussi.
p.64
Très beau continuum entre les êtres vivants qui se cherchent, arpentent un même territoire, souffrent, s’interrogent, se trouvent. La traque est longue mais ne cherchez pas un nouveau Moby Dick. Il n’y a pas là de quête spirituelle comme on pourrait ou voudrait le croire. On s’attendait à ce que Kamik, affamé, dépèce l’ours ou au moins qu’il en extrait un objet symbolique, preuve de sa victoire, témoignage d’une quête spirituelle, talisman, ritualisation : rien. C’est un autre combat qu’il lui faut livrer, tout aussi dangereux : contre la banquise, regagner le village, les siens, s’installer ailleurs. À la traque, succède le combat contre le milieu, une initiation à la vie sur la banquise.
La tempête se déchaîne mais Kamik continue de marcher. Il ne voit qu’à une courte distance, et la force du vent ralentit sa progression. Bien qu’il ne sache pas exactement où il va, il se dit à lui-même : «Si j’avance face au vent et que je maintiens ce cap, je ne perdrai pas mon chemin ». Il s’arrête souvent pour retirer la neige de son visage avec ses mains. Sa petite réserve de nourriture est sur son dos.
p. 64
Kamik : lutte pour la survie, mue uniquement par le désir de vivre qui peut, lui aussi, s’éteindre d’un instant à l’autre… La beauté de Kamik réside dans cette économie narrative absolue, liée, en partie à la langue inuktitut, mais c’est avant une composition et un « style » singuliers qui s’expriment ici, ceux de Markoosie Patsauq et que les traducteur·ices parviennent à en reproduire les subtilités et les nuances en français. Cette recherche de l’économie narrative, étant indubitablement un effet de création et non un fait linguistique. Si l’ailleurs est là, c’est bien dans l’écriture.
Références
↑1 | Présentation de la collection « Talisman » sur le site des éditions Dépaysage. |
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↑2 | Michel Jean a témoigné à plusieurs reprises de cette démarche dans les interviews qu’il a pu donner dans la presse |
↑3 | Il est à noter que la traduction a paru simultanément au Québec. Les Éditions Boréal ont choisi pour titre, Chasseur au harpon, en référence à la version en anglais. |
↑4 | Procédé d’accélération du «rythme» de la narration permettant de raconter en quelques mots une action «longue». |
↑5 | La parataxe est un mode de construction par juxtaposition de phrases ou de mots. Aucun mot de liaison n’explicite les rapports syntaxiques. Ex : « Ce verre est fragile, il se brisera. » au lieu de « Ce verre se brisera parce qu’il est fragile. » |
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