Subvertir le poème, subvertir l’épopée, écrire une œuvre émancipatrice et écologique, voici, en quelques mots, la gageüre que réussit Laurent Grisel avec Climats.
Laurent Grisel, Climats, Publie.net, 2021 [2015], 104 p., 12€ (papier), 4.99 € (numérique).
Version lue par l’auteur avec les accompagnements de Fred Wall°ich [Saxo électro-acoustique] et Philippe Saliceti [Piano], 9€ (CD), 5€ (numérique).
Initialement publié en 2015, Climats revient enveloppé d’une toute nouvelle couverture, une nouveauté se signale, la lecture par l’auteur de 23 des 36 séquences. Dans les interstices de la scansion sûre de Laurent Grisel, portant le poème dit, la poésie lue, l’atmosphère nerveuse ou feutrée du saxo électro-acoustique de Fred Wall°ich ou l’accentuation musicale de Philippe Saliceti au piano. Biais bien particulier par lequel découvrir Climats, un extrait de Pour former un ouragan ci-dessous, à lancer, pour accompagner votre lecture de l’article :
À scruter de près la couverture, il y a ce Climats qui donne donc son titre à l’œuvre, mais il y aussi épopée. Épopée du climats ? Épopée climatique ? Comment cela peut-il s’articuler ?
Voilà ce à quoi nous convie Laurent Grisel et que nous nous apprêtons à explorer. Poème épiquement écologique qui parcourt les sphères et traverse les atmosphères. Du soleil à la terre, on s’attarde sur cette étendue à dominante bleue, tout ce qui y remue, les luttes qui s’y nouent, les oppressions et les violences qui, trop souvent, s’abattent sur celles et ceux qui l’habitent, qu’il s’agisse de personnes humaines ou non, sans oublier l’organisation sociale qui ronge cette planète et son écosystème.
Poème et écologie, politique et poème, l’épopée même se trouve mêlée à ça, voilà qui nous ravit, à Litteralutte et de quoi rebuter les tenant·es d’une conception réactionnaire de la poésie et de la littérature ; mythologie d’une distinction entretenue entre art et politique, considérant qu’on ne peut faire poème ni littérature si l’on touche de près ou de loin au politique.
Justesse du poème
En poésie, comme en littérature, il existe plusieurs manière de tisser une œuvre politique. On ne peut dire que tel texte, tel poème est politique seulement par le fait qu’il se déclare ainsi ou que son auteur·ice soit « engagé·e » politiquement, la fameuse figure de l’« engagement », l’écueil hérité de Jean-Paul Sartre notamment. Ce type de postures, bien au contraire, charrie des {formes} réactionnaires.
Un poème émancipateur l’est d’abord et avant tout par la manière dont il est tissé, écrit. On oublie trop souvent que la langue et le langage sont éminemment politiques, des poètes·ses tel·les que Ivar Ch’vavar ou Liliane Giraudon, Christophe Manon ou Nathalie Quintane, toutes et tous œuvrent en ce sens. Et la manière qu’a Laurent Grisel de subvertir le poème ou plus précisément la représentation commune de la poésie, est tout à fait particulière, le politique – le fait politique et non pas la politique (politicienne) – est d’emblée assumé. On cite des références, des données, l’usage d’un vocabulaire scientifique et spécialisé est récurrent.
Dans l’extrait ci-dessus Laurent Grisel nous donne à voir – sentir ? – ce rapport Soleil/Terre par la composition même du poème. L’agencement recompose le « mouvement descendant » des rayons. La succession de reprises entre les strophes [Soleil / rayonnement / atmosphère] crée une continuité, sorte de ligne sémantique [ligne de sens] : l’étendue du rayon. En poète, Laurent Grisel ne dit pas ; par les mots, la mise en page et mise en voix du poème nous fait éprouver ce mouvement.
Là où l’écriture de Laurent Grisel est radicalement singulière, c’est quand elle s’empare d’un vocabulaire spécifique – voire scientifique – et l’incorpore au poème. On ne connaît que trop bien cette distinction illusoire entre intellectualité et art, entre scientificité et sensibilité. Comme s’il existait des mots « lourds » pour le poème qui annulent le “faire” poème. Climats se joue astucieusement avec cette représentation, il s’approprie tout cela et fait poème non pas malgré, mais avec ces mots dits « lourds ». Comme dans l’extrait ci-dessus, qui n’est pas un cas isolé, le poème est émaillé de formules chimiques de pourcentages, d’études, parfois même de bilans, d’articles de presse reproduits dans et par le poème. Ce geste est déjà une manière de contrecarrer (aller à l’encontre) de la conception la plus partagée de la poésie, poésie comme épure, dégagée de tout vocabulaire considéré comme apoétique. Par l’écrit et la composition, tout fait poème. Laurent Grisel parvient dans Climats à allier ce que l’on pourrait appeler une « justesse scientifique » à la création et l’écriture. Ainsi rompt-il avec les dichotomies évoquées plus haut qui voudraient limiter l’art à une simple visée esthétique, la matière [le contenu] n’ayant que peu d’importance. Par ce Laurent Grisel prend la poésie au mot et au sérieux, c’est dans et par elle qu’il fait éprouver un certain mouvement du monde.
Par cette épopée écologique, c’est bien une vision politique du monde qui s’articule, radicalité politique et écologique, nous ne sommes pas ici dans le régime de l’écologie des « petits gestes », l’écologie qui porte la responsabilité sur celles et ceux qui subissent la domination de l’organisation sociale marchande. Sont mises en exergue les violences subies par les peuples autochtones d’Amérique-du-sud, l’impact direct sur les écosystèmes qu’engendre le capitalisme – financier ou non – soutenu et encouragé par les États. Tout passe par fil de ces vers ciselés, minutieusement agencés, et qui tranchent toujours avec la représentation la plus commune de la poésie et du poème. Ce n’est pas simplement le discours qui est politique, mais la manière dont il est pris en charge, énoncé.
Contre épopée
Revenons à ce que l’on pourrait considérer comme le sous-titre de Climats : épopée. C’est bien connu, l’épopée, mais il faudrait peut-être rappeler ce que c’est ; « long poème ou récit de style élevé où la légende se mêle à l’histoire pour célébrer un héros ou un grand fait.» Appliquons cette (courte) définition à Climats.
– « Style élevé » : jouant sur plusieurs registres, politiques et scientifiques, la manière de Laurent Grisel ne correspond pas à la façon dont on se figure un « style » dit élevé.
– « Légende » : Il n’y en pas, bien au contraire la recomposition, dans et par l’écriture, des phénomènes météorologiques par exemple, est bien éloignée de la « légende ».
– En troisième lieu il ne s’agit aucunement, ici, de célébrer un « grand fait » puisque c’est de la destruction de tout un écosystème qu’il s’agit, se sont plutôt les {mé/faits} d’une organisation sociale qui sont pointés ici.
– Enfin, pas de « héros » surtout pas ces images surannées de héros.
C’est la lutte émancipatrice, la lutte collective qui est mise en valeur, portée par le poème de Laurent Grisel.
Ainsi n’est-ce pas seulement le poème (ou sa représentation la plus partagée) qui est subverti, mais l’un des genres le plus valorisés symboliquement, l’épopée, celui qui nous vient de l’antiquité grecque . L’épopée séculaire et sacralisée, genre canonisé par l’école et les institutions, celui qui appartient, d’une certain manière aux dominants, Laurent Grisel le subvertit, ici, en retourne l’usage ; le met au service des luttes émancipatrices et de l’écologie politique.
Climats, pour l’épopée émancipatrice.
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