Entre ordinaire et extraordinaire, ici, Jayaprakash Satyamurthy explore le genre et les genres littéraires, parvient à se jouer des frontières et des assignations.
Jayaprakash Satyamurthy, La force de l’eau, trad. Lise Capitan, Courant Alternatif, 2021, 128 p., 15€.
La création d’une nouvelle maison d’édition ou d’une collection est toujours un évènement, plus particulièrement quand une nouvelle structure semble recouper certaines de nos préoccupations, ici, à Litteralutte, c’est peut-être le cas avec Courant Alternatif, nous verrons bien. Avec trois titres pour son lancement, j’ai donc choisi d’évoquer La force de l’eau, la traduction a été confiée aux soins de Lise Capitan, Strenght of the water dans sa version originale [Polyversity Press, Londres, 2019] de Jayaprakash Satyamurthy.
Assignation(s) de genre
On a tendance, au fil des critiques, à passer outre la couverture, c’est un tort. La couverture, c’est le premier contact qu’a tout·e lecteur·ice avec le livre. C’est ce qui, en premier, est vu. Elle ne figure pas la qualité du livre, loin de là ; réussie, elle permet de tracer les contours de ce que recoupent les pages. Ici nous avons le singe de le symbole mathématique de l’infini [∞], rappelons qu’il ne s’agit pas d’un « nombre infini », mais du concept de l’infin. Le symbole [∞] seul n’a pas de sens, dans cette couverture il est figuré en courant aquatique circulaire, formant en même temps le symbole du masculin (à droite) et du féminin (à gauche).
L’eau, l’infini et les genres masculin et féminin. Trois éléments qui peuvent résumer à merveille ce que portent les pages. Nous sommes en Inde, il n’y a pas de date exacte, mais nous nous situons après les années 2000. Il y a Sati (étudiante) et Satyan (étudiant). Pas à leur place, ni en tant qu’étudiant·es, ni dans l’organisation sociale dans laquelle elle et lui vivent, et encore moins vis-à-vis du genre qui leur a été assigné à la naissance.
Sati : ce contrôle social opéré sur le corps des femmes – pas seulement présent en Inde ou dans les « pays pauvres », on le trouve partout avec plus ou moins d’intensité et sous différentes modalités ; nous en avons déjà parlé.
Quand est-ce que les gens capituleront sur son apparence à elle, sa façon de parler, sa façon de marcher ? Même la fille la plus discrète (…) entends cette rengaine a droit à ce comité de surveillance.
p.8
Satyan : les mythes viriliste qui pullulent partout – cinéma, télévision – lui qui n’en veut pas, ne désire pas de ce pouvoir octroyé par le genre auquel on l’a assigné. Non par bonté ou quoi ce soit, pas à son aise dans ce rôle qu’une organisation sociale voudrait lui octroyer. Les assemblées masculines (masculinistes ?), il les évite.
… les garçons sont très exigeants et les magazines sont très détaillés, et toute le monde a vu Alerte à Malibu… il pense aux hommes et aux gemmes qui devraient être égaux, mais c’est difficile de s’imaginer parler à l’une d’elles… il y a les bonnasses – pour le réservoir à fantasmes – les laiderons – pas un terme dont il est vraiment fan, mais il s’assied tranquillement pendant que les autres font leurs commentaires – le silence est un puits dans lequel il se noie…
pp.15-16
Dans un corps autre
Que faire face à ces assignations de genre ? Parce qu’identifié·es selon un genre, c’est toute sa manière d’être qui devrait se régler et ce conformer à la représentation du genre auquel on est assigné. La violence, le travail producteur de valeur pour l’un ; la douceur, les activités ménagères (reproductrices) pour elle. Le capitalisme en tant qu’organisation sociale a su jouer avec les rôles de genre, ils lui préexistaient, le patriarcat n’a pas attendu l’organisation sociale marchande pour advenir, mais cette dernière lui a donné d’autres contours ; la réification[1]Réification : en philosophie, processus par lequel on transforme quelque chose de mouvant, de dynamique en être fixe, statique. entre autres, les femmes sont soit objets à posséder ou outils domestiques – et souvent les deux.
C’est pourquoi elle pense à lui [Satyan], quelqu’un comme lui. Il est presque comme un costume sur mesure pour ses besoins. Les bénéfices de la masculinité, du simple fait d’appartenir à la majorité à celui de faire partie des castes supérieures, mais avoir aussi l’avantage de ne pas avoir à répondre aux attentes des autres, d’être un flemmard. Des attentes moindres, et un filet de sécurité. Elle se demande s’il s’en rend compte. S’il sait qu’il a de la chance d’avoir gagné le gros lot rien qu’à la naissance.
p.31
Un désir se fait jour chez Sati, non pas devenir homme – car ce n’est pas tant le « sexe » qui compte, ici, que le rôle social donné à ceux considérés comme appartenant à la caste des hommes – mais s’envelopper du corps d’un homme, s’habiller du corps d’un homme. Dans et par le corps, c’est le rôle social fixé au femmes qui s’évanouit, manière pour Sati de (se) jouer avec les codes, ne la désigne-t-on pas d’ailleurs par cette étrange expression « garçon manqué » [p.21]. Une femme qui ne plierait pas aux codes de genre imposés est alors de fait un garçon « incomplet ». Comment s’extraire de tout ça ?
Il pouvait y avoir des moyens de faire ça. Bien sûr, les romans d’amour parlent de ne faire qu’un avec l’autre. Il aussi la catégorie des poésies religieuses où la divinité de l’être aimé avec lequel nous cherchons l’union. Avec ça, elle serait à mi-chemin. Elle, elle veut s’installer pour de bon. Emménager. Changer les rideaux. Ouvrir les fenêtres d’une autre âme, et de là, poser les yeux sur le monde. Elle pense au mélange des genres. À la foi qu’il faut avoir pour faire un saut de l’ange. Ce mot trompeur, la foi. Cet oiseau trompeur, la psyché.
p.31
L’une des atouts de La force de l’eau réside dans ce basculement qui s’opère peu avant la moitié ; une fusion. Nous qui pensions être dans un roman « réaliste », vraisemblable, voici que l’extraordinaire débarque brusquement ; Sati et Satyan interchangent leurs corps. Elle vêtue de son corps, à lui, lui de son corps à elle. Pas simplement un échange de corps, les deux se trouvant lié·es par la pensée et l’esprit. Cette métamorphose, ce changement pourrait faire figure d’allégorie[2]Figure de style qui consiste à représenter de façon imagée, en la matérialisant, une idée abstraite. On fait donc appel au(x) symbole(s). celle de la rencontre de deux personnes par-delà le monde sociale et ses assignations de genre – nous avons évoqué le rôle que peuvent jouer le fantastique et plus généralement les littératures de l’imaginaire vis-à-vis des codes et des normes avec[Vers Velvet ]. Chacun des deux personnages ayant, par cet évènement extraordinaire, accès à la condition de l’assignation de genre de l’autre.
Là où Jayaprakash Satyamurthy fait preuve d’une véritable originalité, c’est dans la manière dont il (nous) restitue cette situation inédite.
Elle se réveille en chair étrangère. Elle se réveille, ou du moins elle essaie, en chair familière. Elle se réveille en double. Sa vie a pris un tournant, elle a emprunté les deux sentiers du chemin qui bifurquait. (…) Et puis, ici, là, quelque part, dans cette chair nouvelle/étrangère, une toute petite deuxième voix intérieure. Et là-bas/ici, pareil.
p.57
Par l’écrit et la traduction
Dans le contexte d’un roman traduit, on ne peut raisonnablement pas s’attarder sur l’écriture sans mentionner le ou la traducteur·ice. Ici, Lise Capitan parvient à retranscrire admirablement les nuances du texte original. Quand il est question de genre – et particulièrement dans La force de l’eau où, comme nous l’avons vu, la question des genres est centrale, le passage de l’anglais au français peut s’avérer délicat. Rappelons que les différences entre le masculin et le féminin sont beaucoup moins marquées en anglais. Et c’est là qu’intervient l’usage magistral du point médian (ou point milieu) de la part de Lise Capitan, pour signaler justement cette situation inédite de la fusion entre un « homme » et une « femme ». Ainsi, à partir du basculement {extra}ordinaire, l’ensemble des échanges entre les deux personnages liés s’opère à l’aide du sulfureux point, quoi de plus normal elle est lui, il est elle, cette indistinction se trouve cristallisée par le médian, le milieu du point.
Si ces questions d’assignation de genre sont aussi bien mises en lumière c’est avant dans et par l’écriture de Jayaprakash Satyamurthy, il faut s’attarder d’abord sur sa composition, la manière dont, au départ, Sati et Satyan sont dissocié·es, on assiste alors à une alternance de fragments nous mettant dans la peau de l’une puis de l’autre. Dissociation qui s’efface à partir de l’évènement. On pourrait également parler dont il s’empare de certains mots ou expressions tels que meme ou god mode[3]Mode dieu : est une expression utilisée dans les jeux vidéos pour désigner un manipulation du jeu qui rend le joueur ou la joueuse invulnérable, ou trop puissant·e., les références aux comics ou à aux mythologies grecque et hindoue[4]« À moins que les comics comptent comme de la mythologie. » p.10, l’ensemble de ces références loin de constituer un répertoire, sert d’abord et avant tout l’écrit.
On notera enfin la manière dont Satyamurthy parvient ancrer cette histoire dans le contexte politique et social de l’Inde, évoquant notamment le nationalisme indien qui a encore le vent en poupe et les violences contre les musulman·es. Écrit et politique émancipatrice. Tout ce qui nous plaît à Litteralutte.
Références
↑1 | Réification : en philosophie, processus par lequel on transforme quelque chose de mouvant, de dynamique en être fixe, statique. |
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↑2 | Figure de style qui consiste à représenter de façon imagée, en la matérialisant, une idée abstraite. On fait donc appel au(x) symbole(s). |
↑3 | Mode dieu : est une expression utilisée dans les jeux vidéos pour désigner un manipulation du jeu qui rend le joueur ou la joueuse invulnérable, ou trop puissant·e. |
↑4 | « À moins que les comics comptent comme de la mythologie. » p.10 |
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