Il faut « ouvrir en poétique, en décroissance et en sobriété [1]Patrick Chamoiseau et Edouard Glissant, Manifestes, La Découverte / Institut du Tout-Monde, 2021.», écrivaient Chamoiseau et Glissant dans un ouvrage paru récemment, dix ans après la mort du second. Avec un premier recueil intense, lyrique, poignant, Lorrie Jean-Louis s’inscrit dans ce projet, mais sans naïveté. Voici une proposition de lecture de ce recueil marqué du sceau de la multiplicité nécessaire et impossible.
Lorrie Jean-Louis, La femme cent couleurs, Mémoire d’encrier, 2020, 2022, 104 p., 12€ [epub 6€99].
Courants et créolisation ?
Il n’est pas fréquent qu’un recueil de poèmes, et qui plus est un premier recueil, s’ouvre par un « Prologue » de l’autrice elle-même, avec double référence à Tar Baby de Toni Morrison [1981] et au Speak White de Michèle Lalonde [1968], jalon et pivot sans lequel il est difficile de comprendre beaucoup de ce qui se pense et de ce qui se produit au Canada francophone[2]Lire le poème de la p. 60, à la fois réécriture et réponse au célèbre texte de Michèle Lalonde. Pour le poème de Lalonde, on peut le lire en ligne sur le site Dormira jamais, ou en … Continue reading. On peut évidemment choisir d’enjamber ce texte, qui a tout d’une préface, et de ne le lire qu’à la fin, mais ce qui est marquant, c’est justement cette volonté d’en faire un « Prologue », soit une partie du livre, une première parole, qui, comme sur une scène, annonce ce que l’on va lire/entendre.
Les trois « courants » qui composent ce bref mais intense recueil se posent donc en dérives lyriques, mais surtout en variations dans lesquelles l’autobiographie possible croise l’histoire et ses méandres, c’est-à-dire ses migrations, notamment contraintes. Née à Montréal de parents haïtiens, Lorrie Jean-Louis fait sien le projet d’Edouard Glissant d’une créolisation qui soit « la rencontre, l’interférence, le choc, les harmonies et les disharmonies entre les cultures, dans la totalité réalisée du monde-terre [3]Edouard Glissant, Traité du Tout-Monde, Gallimard, 1997.», mais sans l’optimisme afférent du grand poète et théoricien :
Mon amie me souffle des mots en wolof
je n’arrive plus à toucher la terre Afrique
elle balbutie mon nom
en champs de canne
je n’ai pas d’ombre à Dakar
p. 15
En d’autres termes aussi, et sans naïveté ni emphase : « mon créole / vient de l’absence » [p. 77]. Prise entre mémoire individuelle et mémoire collective, la voix poétique se trouve aussi, par cela même, particulièrement forte et expressive :
je suis l’Amérique
le monde nouveau
aux vieilles montagnes
il y a longtemps que le vent m’habite
.
on dit Amérique
le nom écorché saigne
depuis le début
p. 53
« La femme qu’on attend de moi »
Beaucoup de poèmes inscrivent au sein du recueil un je réitéré, évidemment féminin, très proche sans doute de celui de l’autrice mais toujours insaisissable :
Je parle et j’ignore
qui vous entendrez
.
la femme
l’automne
ou
la mer
p. 32
Par une belle formule qui dit tout cet insaisissable, le je est et n’est pas « la femme qu’on attend de moi » [p. 68]. Même sans le je, un corps s’inscrit et s’écrit dans le texte, un corps sans cesse repris, un corps menacé. Il faudrait pouvoir citer en entier le magnifique poème de la p. 47, qui s’ouvre sur une litanie de neuf adjectifs issus de passifs et qui font de la femme l’objet des violences et des abjections. Cette juxtaposition qui dit l’évitement du je et son évacuation du lieu même du poème annonce la menace sur laquelle se clôt le poème, « un tonnerre / qui ne porte pas son nom […] la mort ».
Le corps n’est pas qu’une vague formule, et l’écriture creuse la relation entre l’expression poétique et cette carnalité, d’une manière voisine du « journal des orgasmes » d’une autre écrivaine québécoise contemporaine, Louise-Amada D[4]Louise-Amada D, Au temps sublime, La Peuplade, 2021. Un des poèmes de Lorrie Jean-Louis (« Le sang séché tache mes couvertures », p. 30) pourrait presque se retrouver, en sororité … Continue reading. Les « courants » qui composent le recueil sont aussi les fluides corporels. Citons à cet égard le début du poème de la p. 49 :
Mon sexe est une blessure liquide
une armée de solitudes se dresse en moi
je suis d’albâtre et d’agave[5]Il faudrait d’ailleurs souligner combien la poétique de Lorrie Jean-Louis repose sur des assonances très fortes, toujours chargées de sens complexes : « une mer bègue » [p. … Continue reading
Ainsi, la « femme cent couleurs » du titre est celle qui « connaî[t] [s]es couleurs » [p. 54] et qui, au il énigmatique qui « redemande du noir et du blanc », ne sait que répondre : « je ne connais pas ces couleurs » [p. 87]. Elle porte en elle la diversité tragique des expériences, des arrachements du passé, et par sa voix rappelle aux lecteur·ices ce que l’Histoire a inscrit dans son corps :
vous m’entendrez sans me voir
ma classe est en fond de cale
.
négresse
je reste
p. 51
Sommes la femme
Cette femme est aussi, du même coup et dans sa multiplicité irréductible, celle qui peut dire qu’elle a « appris l’innu / sur un parchemin élimé » [p. 57] et dont le je ne cesse de se démultiplier pour dire d’autres expériences, d’autres corps et d’autres vies de femmes :
j’ai quatre noms
quatre cœurs […]
.
je suis sommes
.
nous marchons de mes huit pieds
p. 75
Ici, le poème joue sur le double sens de sommes en français. C’est à la fois la première personne du pluriel du verbe être, ce que suggère le contexte du poème, et le nom somme au pluriel. C’est aussi en cela que Lorrie Jean-Louis est profondément, absolument poète : la démultiplication identitaire n’est pas un simple postulat théorique, mais elle est dite, exprimée (au sens où Francis Ponge parlait de « rage de l’expression ») par l’opacité du langage même. Une fois que l’on perçoit le double sens possible de sommes, s’ouvrent d’autres questions : faut-il comprendre « je suis sommes » au sens d’une accumulation (le je est une somme de multiples) ou dans le sens d’un sommeil, d’une songerie (le je comme l’ensemble des sommeils de femmes différentes d’elle-même) ?
Impossible de trancher : le poème dit tout cela à la fois. C’est ainsi même que la poète convie à une poétique libératoire. Le motif, plusieurs fois suggéré, des « lèvres autochtones ficelées » [p. 91] permet de comprendre que, loin d’être enfermé dans ses identités héritées, le je est dépositaire de toutes les oppressions et de toutes les sororités. Si l’image des lèvres ficelées peut, par la polysémie du mot lèvres, suggérer l’infibulation, mutilation génitale pratiquée surtout en Afrique de l’Est, il est encore question de voix et de censure, d’un je qui parle pour dénoncer la silenciation et l’invisibilisation des autochtones dans le Canada colonial et post-colonial. Pour ce qui est de la sororité, Lorrie Jean-Louis refuse tous les programmes prédéfinis, et il faut noter que le poème qui commence par le vers « J’ai beaucoup de sœurs » [p. 40] s’achève sur un appel au masculin (inclusif ?) :
demain je me lèverai
avec les réfugiés
des paroles sans amour
Avis donc aux terroriciens : aucune « grille », qu’elle soit décoloniale, féministe ou « créolisante », ne peut s’appliquer de manière univoque à cette poétique avide de liberté. Face à l’aporie apparente de l’impossibilité de s’exprimer en anglais ou en français (« c’est la langue de mes maîtres »), ce je qui se demande « dans quel sens tourner ma langue » [p. 88] n’a d’autre horizon que de s’exprimer, malgré tout, et de s’en remettre au dialogue sans cesse à réinventer avec celles et ceux à qui elle parle :
j’accueille
je reçois
tout ouverte
p. 58
La femme cent couleurs : le titre du recueil dit magistralement la tension entre pluriel et singulier. C’est à ce je poétique diffracté en un peu moins de cent poèmes de trouver en chacun·e de nous mille destinataires / dépositaires.
Références
↑1 | Patrick Chamoiseau et Edouard Glissant, Manifestes, La Découverte / Institut du Tout-Monde, 2021. |
---|---|
↑2 | Lire le poème de la p. 60, à la fois réécriture et réponse au célèbre texte de Michèle Lalonde. Pour le poème de Lalonde, on peut le lire en ligne sur le site Dormira jamais, ou en écouter la lecture performée par la poétesse lors de la Nuit de la poésie 1970 à Montréal sur Youtube. |
↑3 | Edouard Glissant, Traité du Tout-Monde, Gallimard, 1997. |
↑4 | Louise-Amada D, Au temps sublime, La Peuplade, 2021. Un des poèmes de Lorrie Jean-Louis (« Le sang séché tache mes couvertures », p. 30) pourrait presque se retrouver, en sororité d’écriture, dans le roman de Louise-Amada D. |
↑5 | Il faudrait d’ailleurs souligner combien la poétique de Lorrie Jean-Louis repose sur des assonances très fortes, toujours chargées de sens complexes : « une mer bègue » [p. 50] ; « nous ne serons pas seules / dans cette maison bleue » [p. 63] ; « à la définition de pierre / je fais correspondre miel » [p. 77]… |
'D’une poésie qui déficèle les lèvres' pas de commentaire
Soyez la première ou le premier à commenter !