Cavale Russe nous plonge dans un voyage au cœur de la Russie, à l’heure des réseaux sociaux, ce journal poétique interroge notre rapport à la distance et à la solitude, remotive les formes du carnet poétique et de l’expérience littéraire.
Célestin de Meeûs, Cavale Russe, Cheyne, 2022, 80 p., 17€.
L’introspection poétique
Dans Cavale Russe Célestin de Meeûs relate un voyage en Russie, qui prend la forme d’un retour. Initié en Russie, son parcours le ramène ainsi, de rencontres en solitudes, vers son origine. Ce carnet de bord à rebours, dans un pays déjà célébré pour ses régions sauvages, manifeste un désir de renouveler (de renforcer) la dimension introspective de son écriture. Se confronter aux paysages russes c’est, pour Célestin de Meeûs, s’engager dans un miroir obscur, taïgas composites, landes nues, pages vierges qui laissent une place substantielle à l’épanchement de sa pensée, de ses souvenirs :
– cette ville aux portes des tourbières
à la superficie exponentielle et moi qui ne sais pas
si tout cela en fin de compte n’est pas
qu’une œuvre de fiction à grande échelle
derrière laquelle court l’écriture
et que la main dépasse
à la recherche d’un œil toujours plus vaste
et d’un plus grand frisson
p. 54
À l’heure du Covid, d’Instagram ou de Youtube, de ce qui nous relie si facilement au monde et à ses points les plus éloignés, ce choix du voyage apparaît d’abord comme un « fantasme ». La surprise devant l’inconnu ou l’altérité, la dangerosité physique du voyage, ont été en grande partie niées, et l’exploration telle qu’elle avait coutume de se manifester a changé de nature. Le poète fait pourtant le choix de l’expérience immanente et corporelle de l’aventure. Bien que craignant l’échec de cette entreprise, il s’y embarque dans l’espoir que quelque chose (d’autre) advienne. À contre-pied des habitudes prises lors des confinements, sédentarisation de nos modes de vie ou tourisme spectacularisé d’Instagram, Célestin de Meeûs fait le choix d’un voyage dans la solitude la plus absolue, ce qui revient à expérimenter par lui-même, en lui-même, la (dé)perdition et ce qu’elle implique. Son voyage contraste ainsi de manière significative avec la mondialisation, rejoint les formes les plus classiques et les plus anciennes de l’aventure – celles de Blaise Cendrars ou de Jack London :
alors j’essaye
en ce vieux vendredi d’avril
de me convaincre que tout départ n’est pas
juste un fantasme –
[…]
– je passe
la douane la gorge et la tête pleines
d’angoisses ne sachant pas ne sachant même
jamais à chaque départ si rester là
n’est somme toute pas une fuit de plus
p. 21
La si rare solitude
Hors de l’aura spectaculaire du web, le poète se confronte à la solitude du voyage, à sa nudité. L’écriture du journal poétique, sous sa forme de carnet de bord (ces vers libres scandés), sert de réceptacle aux angoisses intimes, modalités de la solitude devenues si rares. Sur internet, les journaux prennent de plus en plus une apparence externalisée, l’écriture vise à capter l’attention des lecteur·ices. Paradoxe du genre contemporain : à l’origine, un journal était majoritairement intime, ne se lisant qu’à la mort de celle ou de celui qui le tenait, ou plusieurs années après sa rédaction[1]On peut néanmoins noter des contres-exemples, qui restent marginaux, comme le journal des frères Goncourt ou celui de Jean Cocteau, ouverts à la lecture des fidèles de leurs cercles.. Dans Cavale Russe, il ne s’agit de rien d’autre, au fond, que de se confronter à l’écriture du silence, à celle du mutisme si particulier de la solitude. La primauté laissée ici aux sensations, aux odeurs, aux couleurs, aux textures, rompt avec l’efficacité de l’écriture journalière : où tout sert un but, une histoire, une forme circonscrite et directement consommable. Que ce vrai journal remotivé paraisse ensuite dans un livre ne discrédite en rien son moment introspectif : il porte en lui la charge de cette solitude, de son authenticité première. Il existe une réelle différence entre l’œuvre qui s’écrit dans la visibilité quotidienne sur internet (qu’elle soit suivie ou non par un lectorat massif) et celle qui, prévue pour la publication, se construit entièrement dans la subjectivité de son auteur·ice et de ses lecteur·ices proches. La forme y sera plus condensée, son efficacité d’un autre ordre, et son style invisibilisé ou majoré au fil de sa lente élaboration :
les chiens chancellent à la Bacon en suffoquant
dans la poussière à la recherche du souvenir
d’un morceau d’os abandonné la veille
et ils s’en vont museau en sang quand une timide
balalaïka se fait entendre à la lisière
de la dernière isba et qu’un jeune homme muni
d’un plateau plaqué or et boulettes
farcies et de petites vodkas m’invite
aux noces de sa grande sœur dans une furie
de tables bancales de rires et de kopecs
éparpillés au sol d’infinis samogons
de danse et de soleil dans les tessons
p. 60-61
Les landes russes et les nombreux arrêts – dans des villages ou des hôtels – sont à saisir comme des miroirs permettant au poète de se (re)lire. Miroirs également humains, au travers des rencontres advenues, réelles, celles qui se produisent en dehors des informations déjà consultables, dans l’arbitraire de deux corps intacts, qui se voient, dialoguent. Des rencontres aléatoires donc, non triées au préalable par un algorithme ou des convictions partagées. Expérimentale, en dépit des formes anciennes qu’elle emprunte, c’est bien le mot qu’il conviendrait d’attribuer à cette aventure écrite. Il faut saluer le parti pris pour son contre-habitus, comme il se nimbe parfois d’une force apparente, authentique et dé-spectacularisée, et qu’il motive, à l’évidence, un autre type d’attention et de disposition :
[…] tandis
que mes cinq sens semblent soudain
se concentrer dans l’odorat – les pivoines prennent
avec parcimonie et dans chaque brèche une tête
de forsythia se charge
de conquérir les palissades encore hier
assaillies par les pluies – jusqu’au garage
défait et la remorque d’un bleu-naguère
de ce vieil homme aux yeux de samovar
avec qui je partage une cigarette sous une horloge
exténuée pendant que mon regard parcourt la route
d’un bout à l’autre en essayant de deviner la source
des ces odeurs mêlées – […]
p. 33
Le choix de l’expérience littéraire
Quelle efficacité ici ? Hors de l’expérience émotionnelle de l’écriture, prolongée par la lecture, la forme poème se coule dans celle du carnet, emprunte à la durée, s’extrait d’un but déterminé à l’avance. Contre la poésie de la chute, qui se rapproche de plus en plus de la pub, du slogan, ou de la satisfaction immédiate du mème, et qui souscrit aux stratégies de l’attention auxquelles nous contraignent les réseaux sociaux : le recueil de Célestin de Meeûs implique un réservoir de temps et de relectures décisives ; est en lui-même un espace-temps. Comme chez Proust, à un niveau différent du sien, le plaisir s’enracine dans la malléabilité des mots, dans le temps qu’il nous faut pour les parcourir, c’est en cela que je parle d’expérience de lecture :
je ne suis pas plus grand mais j’ai plus soif
et dans ce bar de banlieue Ouest au bord
de la Baltique avec les grues tournées
vers l’intérieur des terres et le silence factice
des vagues derrière la vitre j’observe
les chalutiers et les marins rentrer
en souriant au pied-de-nez encore une fois
fait à la mort et si j’écris et qu’eux empruntent
chaque jour la mer n’avons-nous pas
les mêmes raisons – puisque j’écris
pour remonter vers la première image
que la mémoire enfin
ne reconnaîtrait pas
p. 74-75
Contrairement à l’information (qui se veut efficace), l’expérience est une forme de la pensée qui se concrétise dans la durée, dans la sensation. L’information se veut directe, doit réduire à l’extrême la marge d’attention nécessaire ; l’expérience se dissout dans l’esprit, qu’elle infuse par dérivation. Proust voulait faire sentir le temps passé entre le premier tome et le dernier d’À la recherche du temps perdu, pour que le livre entre en résonance avec son public ; non plus, ici, par l’information mais par l’expérience. Nous parcourons donc un livre qui parcourt des paysages et des souvenirs, et ce n’est presque rien – c’est-à-dire, puisque c’est réussi : c’est déjà beaucoup.
Références
↑1 | On peut néanmoins noter des contres-exemples, qui restent marginaux, comme le journal des frères Goncourt ou celui de Jean Cocteau, ouverts à la lecture des fidèles de leurs cercles. |
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