Les éditions de La Contre Allée font reparaître pour notre plus grand plaisir un recueil d’Antoine Mouton, “Chevals morts” où se trouve mise en scène l’allégorie de la menace constante et permanente qui pèse sur tout sentiment amoureux.
Antoine Mouton, Chevals morts, La Contre Allée, 2022, 64p, 6,50€
Avant d’entrer dans le texte et le corps de ce Chevals morts, nous dirons quelques mots sur le contexte de publication, en effet, celui-ci nous paraît relever d’une pratique assez courante aujourd’hui au sein de l’édition indépendante ; la réédition d’œuvres. Initialement, Chevals morts a paru en 2013 au sein d’une petite maison d’édition nantaise ; Les effarées. Portées par deux jeunes éditrices Louise de Ravinel et Justine Arnal – on trouve trace de la genèse de cette structure éditoriale. De par leur fragilité sur le plan économique (notamment), ces petites structures éditoriales sont souvent condamnées à disparaître – on le sait bien l’édition indépendante n’est que fort peu rémunératrice, écrasée qu’elle est par celle des groupes et autres conglomérats. Ainsi est-il toujours nécessaire de prendre quelques lignes pour rendre hommage à celles et ceux qui parviennent à faire émerger d’autres voix, d’autres formes que celles standardisées dans et par le marché éditorial. Rendre hommage également aux éditeur·ices qui, comme La contre allée, reprennent ces œuvres empêchant qu’elles ne sombrent dans l’oubli. Tout cet écosystème éditorial, qui loin de s’aligner sur les prescriptions et le formatage des formes et des tendances scripturales opérés par le marché, parvient à faire (sur)vivre l’altérature – l’altérité littéraire.
Négatif de l’imaginaire équin
Chevals morts, date d’édition 2013 donc ; Antoine Mouton est alors âgé de 32 ans. Ainsi est-il tout à fait fascinant de se pencher sur un texte antérieur de l’auteur de Le metteur en scène polonais [Christian Bourgois, 2015] ou du magistral Chômage Monstre[1]Nous vous en parlerons sûrement dans un Litteralutte à venir.[La Contre Allée, 2017]. Il ne s’agira bien évidemment pas de lire ces œuvres à la lumière de Chevals morts, bien plutôt de (re)contextualiser l’œuvre dans son cadre.
La première chose que l’on ne pourrait manquer d’observer c’est ce : chevals – pourquoi cette orthographe pour le moins insolite ? des chevals morts, qui plus est. S’esquisse déjà, dans et par le titre, deux motifs que l’on croisera tout au long du recueil ; l’erreur, la mort. Que sont au juste ces Chevals morts qui traversent l’ensemble du livre, faisant leur apparition dès le premier poème.
Il faudrait partir alors du cheval, des chevaux, de la symbolique que recoupe l’animal dans nos imaginaires. Faisons ce jeu, ensemble, à la lecture du mot : « cheval », quelles images affluent dans votre imaginaire ?
Liberté, une vaste étendue, le cheval y galoperait, mouvement de la crinière, des pattes, la vitesse également, une bataille peut-être ? quelque « héros » ou même « héroïne » sur sa monture ? [2]Pour un travail sur l’imaginaire lié à la figure du cheval voir : Hélène Houdayer, « Réception et imaginaire du cheval », Revue des sciences sociales, … Continue reading. Qu’en serait-il désormais d’un cheval mort ?
Tout ce qui était mouvement, ondulation, galop, se trouve figé. Ne subsiste que la carcasse, la masse étendue, inerte. Et c’est un peu ça qu’atteint le poème d’Antoine Mouton, par ce chevals, ce ne sont pas les chevaux, l’imaginaire qu’enveloppe le cheval, les chevaux, non, ce sont des chevals, morts qui plus est. Ainsi s’esquisse une sorte de négatif de la symbolique entourant le cheval et les chevaux.
et les chemins s’écartent, s’écartent s’écartèlent tandis qu’entre eux tombent les dents des chevals morts c’est une cataclop, une cataclop, une cataclop, une cataclop, tous ces gens que les chevals morts de tristesse écartèlent, une cataclop tous ces morceaux de joie qu’on perd
cataclop les chevals morts ne galopent pas
ils piétinent ils soufflent ils renâclent entre les gens devenus seuls parce que la tristesse à leurs trousses les a pressés la tristesse s’est infiltrée la tristesse les tue presque les tue presque les a tués
pp.11-12
De l’amour et du rance
L’erreur et la mort sont les deux thématiques prépondérantes du recueil écrivions-nous plus haut, les deux dérivants d’un troisième ; l’amour, le sentiment amoureux, la vie à deux – car ici l’amour est consubstantiel au couple[3]Hétérosexuel qui plus est, l’amour charriant bien vite évidemment son revers, la hantise de la perte, de la séparation. Menace qui s’incarne dans cette allégorie des chevals morts.
les chevals morts prennent peu à peu les prénoms de ceux qu’ils ont aimés, ils prennent toutes les caresses et tout l’amour et ils broient cet amour entre leurs dents qui tombent, la tristesse aime tant qu’on la prenne pour l’amour
les chevals morts sont si dociles ils prennent tous les prénoms toutes les caresses, et que la tristesse soit l’amour même voilà la confusion terrible, voilà l’erreur qui advient à chaque fois
presque
p.17
Ubiquistes, ces Chevals morts, partout présents, enveloppent tout ce qui pourrait inciter à la séparation, à la rupture, tout ce qui pourrait prôner la vie solitaire, en lieu et place de l’amour.
les chevals morts ils font avec leurs suggestions de la publicité pour d’autres vies qui seraient plus simples peut-être
ils font dans la pensée des trous où la tristesse se tord et cuit, où la tristesse ronge et rancit, des trous de petite souris, des trous peut-être
p.23
Dans l’extrait ci-dessus il est tout à fait intéressant de noter l’usage du terme « publicité », en effet, l’imaginaire marchand de la publicité ne cesse de développer les thèmes de la soi-disant liberté individuelle, de la distinction, dans et par la consommation de marchandise, bien sûr. À cela nous pourrions ajouter ces « trous dans la pensée » qui d’une certaine manière nous rappellent la célèbre saillie d’un ancien patron de la plus importante chaîne de télévision française ; « Ce que nous vendons à Coca-cola, c’est du temps de cerveau humain disponible. ». Des trous « où la tristesse se tord et cuit » n’est-ce pas la parfaite représentation de la publicité et de sa vocation marchande ?
et les chevals morts disent
la fusion n’est pas tenable
l’être s’altère au contact de l’autre
vous allez vous étouffer vous allez disparaître
ils disent que notre amour nous prive de libertés individuelles
comme si la liberté individuelle avait une quelconque importance
comme si celle que nous avons ensemble ne valait celle des gens seuls
pp.29-30
Une manière d’oralité
Par la disposition des mots sur les pages, le rythme de ces vers astucieusement ponctués – simplement quelques virgules, points d’interrogation, ici ou là. Pas de majuscules, pas de points, pas de phrases. Tout un dispositif scriptural qui fait de ce recueil et de ces poèmes non pas texte, mais discours[4]Ce n’est d’ailleurs pas un hasard qu’il ait été porté sur scène.. La lecture de quelques vers suffit à mettre en évidence cette rythmique orale, les jeux sur la répétition des mots, comme dans le vers inaugural :
je ne voudrais pas que nos chemins se séparent je ne voudrais pas, non, qu’ils se séparent
Nous évoquions cette ponctuation astucieuse, les virgules sont utilisées pour isoler et encadrer, un « oui », un « non », mettre un élément en exergue. Le recours exceptionnel aux virgules, celui-ci ne s’opérant qu’en de rares occasions, permet de mieux rehausser les strophes qui en sont émaillées, d’insister sur un mot, une réflexion.
après quoi, les réflexions ne sont plus mûres du tout, elles s’abîment, pourrissent, flétrissent, s’altèrent se faisandent s’avarient se putréfient, se corrompent se gâtent, alors les réflexions ne réfléchissent plus rien d’autre que la tristesse, c’est-à-dire le paysage, c’est-à-dire un cadavre qui marche à leur côté, un cadavre qui perd ses dents
pp.16-17
L’extrait ci-dessus peut faire figure d’exemple type, cette strophe fait partie du deuxième poème du recueil, la vingtaine de vers qui le précède ne comporte que 5 virgules, la dizaine qui le suit n’en compte qu’une. Ainsi s’agit-il, dans et par la multiplication soudaine de ces virgules, de décélérer le rythme de lecture, d’articuler les strophes en trois temps ; mettre en exergue d’abord « les réflexions », puis entamer l’énumération de cette succession de verbes d’état, et enfin dans un troisième temps, le résultat, « la tristesse », les deux dernières virgules servant de transition entre « la tristesse » et le « cadavre qui perd ses dents ».
Références
↑1 | Nous vous en parlerons sûrement dans un Litteralutte à venir. |
---|---|
↑2 | Pour un travail sur l’imaginaire lié à la figure du cheval voir : Hélène Houdayer, « Réception et imaginaire du cheval », Revue des sciences sociales, 54 | 2015, 116-123. Url : https://journals.openedition.org/revss/2371 |
↑3 | Hétérosexuel qui plus est |
↑4 | Ce n’est d’ailleurs pas un hasard qu’il ait été porté sur scène. |
'Amour & imaginaire équin' pas de commentaire
Soyez la première ou le premier à commenter !